En cette douce mi-décembre le Liberté organisait, dans le cadre de son nouveau Théma, une table ronde sur le thème « Utopie et Poésie, pouvons-nous habiter poétiquement le monde ? » devant un public composé essentiellement d’un grand nombre d’artistes : peintres, photographes, comédiens, musiciens, poètes dont ceux des groupes Teste et Amateurs Maladroits.
Pour débattre de cette question essentielle étaient réunis sur la scène : Guillemette Odicino, de Télérama, en fonction de modératrice ;
David Ayala, comédien, metteur en scène ; Charles Berling, comédien, chanteur, metteur en scène et co-directeur du Liberté ; Frédéric Brun, éditeur (Poesis), romancier, essayiste ; Raphaël Glucksmann, philosophe, réalisateur ; Jean-Pierre Siméon, poète, romancier, dramaturge, critique et directeur du « Printemps des Poètes » ; Fabienne Servan-Schreiber, réalisatrice TV, engagée dans plusieurs associations.
La table ronde développa trois grands thèmes : Le poète et la poésie, l’utopie et la culture, le monde d’aujourd’hui.
Charles Berling ouvrit la séance sous le signe de Friedrich Schlegel, l’un des fondateurs, avec Novalis et quelques autres, du romantisme allemand à la fin du XVIII° siècle. Pour Schlegel « La poésie romantique est une poésie universelle progressive. Elle n’est pas seulement destinée à réunir tous les genres séparés de la poésie et à faire se toucher poésie, philosophie et rhétorique. Elle veut et doit aussi tantôt mêler et tantôt fondre ensemble poésie et prose, génialité et critique, poésie d’art et poésie naturelle, rendre la poésie vivante et sociale, la société et la vie poétiques… » C’est à dire habiter poétiquement le monde. Mais Comment ? Les intervenants allaient chacun, avec érudition, brillant et conviction, essayer de donner leurs propositions, voire leurs solutions.
Raphaël Glucksmann s’employa d’abord à définir le mot Utopie : C’est l’ailleurs, se projeter ailleurs, la fascination de l’horizon. Mais les utopies peuvent aussi mener au désastre, par exemple au XX° siècle, Staline et Mao. Aujourd’hui le monde est vide d’utopie, de sens, il n’y a plus d’idéal collectif. On a mis les poètes au placard et on les a remplacés par des gestionnaires.
L’absence d’utopie c’est la revanche des religions, dit Charles Berling.
Glucksmann reprend en citant Thomas Moore qui dans « Utopia » propose de remplacer la religion par un genre littéraire ; l’imaginaire de l’être sans dieu. Il montre alors comment les Français sont parmi les peuples les plus pessimistes. Il faut donc habiter poétiquement le monde.
David Ayala lit un texte de Guy Debord sur « Poésie Utopie » de 1978 dans lequel celui-ci fait le constat d’échec ou de semi réussite de son action avec l’internationale situationniste. Ayala rappelle que c’est ce mouvement qui est à l’origine de Mai 68. Il développera comment la poésie intervient dans le cinéma.
Jean-Pierre Siméon s’attache d’abord à définir ce qu’est un poète en affirmant avec véhémence ce qu’il n’est pas : un doux rêveur qui regarde la lune et chante les petits oiseaux et les jolies fleurs, c’est à dire tous les clichés véhiculés par la plupart des gens. Puis il affirme que la poésie n’est jamais idéologique. Il y a toujours eu des poètes qui sont au cœur de l’expression humaine. Il cite Georges Perros qui dit que la poésie est une manière d’être, d’habiter le monde et de s’habiter. Pour JP Siméon il n’y a pas d’autre solution : il faut habiter poétiquement le monde. Le poète parle du monde, autant personnel que collectif. Il parle du concret charnellement et avec émotion. Citant Novalis : « Plus il y a de poésie, plus il y a de réalité ». Il faut poser cette question : Qu’est-ce qui nous domine ? Réponse : Le pouvoir, l’avoir (la finance), et le paraître : la réalité est confisquée dans un reflet, dans un langage vide, tout est devenu informatif, ça parle pour ne rien dire. On est sans arrêt dans le divertissement.
Charles Berling : Le divertissement c’est la peur de voir, de comprendre ; c’est humain.
JP Siméon : Oui, c’est vrai. On naît dans la catastrophe et on va vers la mort. C’est cette lucidité qui permet à l’artiste de créer. Les grands héros en sont Van Gogh et Antonin Artaud. Il faut maintenir éveillée en chacun de nous la lucidité de la conscience humaine. Le divertissement est la machine du pouvoir ; on recule et il y a un ravin derrière nous.
Raphaël Glucksmann : Cela donne Trump, sa télé réalité et son mur mexicain.
Fabienne Servan-Schreiber : La télé a aussi beaucoup apporté. Les gens connaissent le monde par la télé, ils apprennent des tas de choses, et cela touche des millions de personnes. Personnellement j’ai toujours lutté pour la qualité. Il faut créer de la fraternité par la culture. Après les attentats du 13 novembre nous avons touché deux millions de personnes avec 600 événements. Je citerai Edgar Morin et son utopie réaliste, humaniste, pour répondre à la colère des peuples, en fraternité. Il faut tisser des liens, que chaque citoyen prenne les choses en main, pour réparer le tissu déchiré du monde.
Charles Berling lit un texte de Georges Sand qui est une belle définition du poète, plus que jamais valable.
Frédéric Brun parle de son anthologie « Habiter poétiquement le monde » (éd. Poesis) qui réunit 100 auteurs sur 200 ans, ayant en commun de placer la poésie au centre de l’univers, au dessus de la division, pour en faire l’unité. Il cite Emmerson : Chaque homme est assez poète pour être ouvert aux enchantements de la nature. Chacun peut être le poète de sa vie.
Charles Berling lit un texte de Walt Whitman de 1855 qui donne une définition complémentaire du poète.
Et Charles ajoute : On entre dans la modernité au début du XX° siècle, il y a une autre façon de s’exprimer.
Et chacun d’offrir d’autres citations pour élargir le thème : La poésie viendra purifier le cœur des hommes (Paul Eluard) ; La poésie ne doit appartenir à aucun système d’idée (Pierre jean Jouve) ; Partager la beauté du monde et être solidaire de ses souffrances (Edouard Glissant).
Puis Charles lit un texte de Romain Gary qui ajoute une pierre au portrait du « Poète poète.
Raphaël Glucksmann reprend la parole pour nous ramener à notre quotidien. L’indifférence devant l’horreur d’Alep. L’absence de voix européennes. L’Europe laissée entre Poutine et Trump. Il faut recréer l’utopie européenne, et il cite le texte de Victor Hugo au Congrès international de la Paix à Paris le 21 août 1849, pour une Europe unie : Comme les provinces ont fait la France, les nations feront l’Europe. Et d’autres textes sur la nécessité de créer les Etats-Unis d’Europe, afin qu’il n’y ait plus de guerre, de massacre, de carnage. Et Raphaël Glucksmann d’affirmer qu’il faut créer une Utopie européenne, c’est l’urgence, c’est le réalisme.
Jean-Pierre Siméon d’ajouter : il faut une révolution, une insurrection poétique. La culture est contaminée au trois quarts par le divertissement, c’est l’air du temps. Il faut que l’art et la culture soient quotidiens.
David Ayala rappelle qu’il n’y a pas d’autres pays au monde où la culture soit autant subventionnée qu’en France.
On passe alors aux réactions de la salle. Plusieurs poètes interviennent. Paul Simon pour dire qu’il n’aime pas l’intitulé « Printemps des Poètes » car pour lui ça renvoie aux fleurs et aux petits oiseaux ; ce à quoi JP Siméon répond qu’il n’a pas choisi ce titre, qu’il n’aime pas, et rappelle que c’est Jack Lang qui a créé ce « Printemps des Poètes », qui est une réussite poétique depuis 17 ans. Michel Costagutto cite Guy Debord : Le léopard meurt avec ses taches… Gilbert Renouf rappelle l’aphorisme de Jean Luc Godard : « La culture est la règle, l’art est l’exception », ce qui fut une belle conclusion à cette dense, riche et profitable table ronde qui dura deux heures et demie.
Serge Baudot