Le Théâtre Liberté de Toulon offrait du 1° au 17 octobre 2015 « Meursaults », d’après « Meursault, contre enquête » de Kamel Daoud, publié en France par Actes Sud, roman déjà traduit en 25 langues et récipiendaire de nombreux prix.
On le sait, Kamel Daoud, part de « L’étranger » d’Albert Camus, auquel il rend hommage par cette œuvre. Meursault a tué un Arabe sur une plage d’Alger. Ce Meursault est un personnage étrange, condamné surtout parce qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Le héros du roman de Daoud est Haroun (Aaron) frère de Moussa (Moïse) tué par Meursault (Moussa n’est pas nommé dans le roman de Camus). Haroun est un vieillard, 70 ans après les faits il veut redonner vie à Moussa, en soliloquant dans un bar d’Oran.
Philippe Berling a choisi environ 10% du roman, nous dit-il. Il a eu l’idée éminemment théâtrale de mettre en scène Haroun face à sa mère (qui en fait est déjà morte) dans la cour de la maison qu’ils ont occupée après le départ des Pieds Noirs en 1962. Le décor (de Nathalie Prats) est simple : deux murs de torchis en angle, une porte côté jardin pour l’appartement, une porte côté cour pour « l’ailleurs », un citronnier. Haroun soliloque, en fait il s’adresse à nous, parle à sa mère qui répond, dans la première partie, par des mimiques, des poses de corps, ou des chants. Le monologue d’Haroun est une plainte lyrique sur la mort du frère restée sans traces, et tout défile : les regrets du vieil homme, ses amours fantasmés (calqués sur ceux de Meursault et Marie chez Camus), la famille, l’Algérie française, la Révolte, l’Indépendance, le FLN, Dieu, le poids nouveau de la religion, le rapport à la mère. Cela avec un maximum d’objectivité et de connaissance de l’Histoire. Puis soudain, c’est la deuxième partie, la mère éclate et hurle, parle enfin, passionaria tragique, avant de revenir s’allonger dans sa tombe.
Elle met son fils face à ses réalités. On pourrait penser que la comédienne (Anna Andreotti) en fait trop, mais non ! on est dans une culture méditerranéenne où les sentiments s’expriment d’une manière extravertie ; qu’on songe aux Pleureuses. Haroun (Ahmed Benaïssa) est parfait de retenue, tout en exprimant sa douleur contenue souvent rageuse d’autres fois, ses rêves plus que déçus, avortés. Lui aussi se sent étranger dans son pays, il voudrait mourir… La pièce se termine par cette phrase ambiguë : « Il faut que la haine soit sauvage » qui fait écho à la fin de « L’étranger » : «Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. »
Faut-il avoir lu « L’étranger » et « Meursault, contre enquête » pour comprendre et apprécier cette pièce. Si on répond oui, Philippe Berling a tout raté. Mais bien sûr la réponse est non. La pièce met en scène et en jeu des personnages vivants, de chair, de sentiments et d’émotions. On entre dans leur vie, on se les approprie. Certes connaître les œuvres citées donne un supplément de plaisir, c’est comme écouter une œuvre musicale avec la partition sous les yeux, mais on n’a pas besoin de ça pour goûter la musique.
Philippe Berling a réussi brillamment cette gageure d’intéresser le public pendant 1h15 aux souvenirs et à la vie de ce vieil homme issu de l’œuvre de Camus. Cette pièce ainsi conçue n’est pas une thèse, mais la représentation de l’humaine condition dans le vécu de quelques êtres à travers l’histoire mêlée de la France et de l’Algérie, histoire dans laquelle tant d’êtres humains sont morts pour rien.
Serge Baudot