
C’est une histoire de génie, d’amour, de déconnade, de folie douce et de modestie : comment Marcel est-il devenu Gotlib ?
C’est l’histoire de l’homme caché derrière l’artiste, à moins que ce ne soit l’inverse. Un homme avec ses fêlures, son énergie, sa résilience, son talent et la découverte du superpouvoir de l’humour. De son destin d’enfant caché pendant la guerre à la création de « Fluide Glacial », de ses premières amours à la « Rubrique-à-Brac », des années « Pilote »et de sa rencontre avec Goscinny à l’aventure de « l’Echo des Savanes », la vie du maestro de la bande dessinée comme si vous y étiez ou presque, discrètement posé sur son épaule façon coccinelle.
Marcel Nordekhaï Gottlieb est né en 1934 et nous a quittés en 2016. Anecdote croustillante, il est né le 14 juillet ! Du coup on fête ses anniversaires en fanfare et en bleu, blanc, rouge !
Pour ce projet grandiose d’une biographie en BD, ce sont deux « tueurs » qui ont été choisis : Arnaud de Gouëffe, romancier, scénariste de BD, auteur de pièces de théâtre, compositeur. Et Julien Solé, fils de Jean, dessinateur, Qui est illustrateur, de BD, auteur de dessins animés, infographe, auteur de fresques. Deux pointures qui nous racontent comment ils en sont venus là.

« Arnaud Le Gouëfflec et Julien Solé, racontez-nous la genèse de ce projet.
Arnaud: Le premier souvenir que j’ai de Gotlib, c’est au CDI du collège de Saint-Hilaire du Harcouët, au détour d’une pile de BD. Le livre s’appelait « Trucs-en-Vrac », et j’ai tout de suite compris qu’il s’agissait de quelque chose d’absolument spécial, qui ne correspondait à riende ce que je connaissais, qui ne ressemblait ni à « Pif, » ni à « Tintin », ni à « Astérix ».
Une sorte de BD tombée de l’espace, porteuse d’un message émancipateur et révolutionnaire. Même si c’était drôle, très drôle, à se tordre vraiment, c’était aussi d’un sérieux implacable, c’était la notice de la mécanique du rire en même temps qu’un précis qu’on aurait pu renommer “Comment faire une bande dessinée”, “Comment créer des personnages”, “Comment construire une histoire”, “Qu’est-ce qu’une ellipse et comment s’en servir comme d’une clef universelle pour boulonner des récits”, etc. Un rire à la fois oulipien et punk qui est celui de Gotlib.
Bref, LE livre avec tout dedans : la notice, et le rire pour se moquer de la notice, le briquet, l’étincelle, le bâton de dynamite et carrément le tonneau de poudre. C’est comme ça que je suis devenu scénariste, d’un coup sur la tête, comme le Newton de Gotlib avec sa pomme.
Quand « Fluide Glacial » nous a proposé, à Julien et moi, de raconter sa vie en bande dessinée, je me suis senti évidemment plus qu’intimidé. Et je crois que ça a été pareil pour Julien, d’autant que ça se conjugue pour lui avec sa propre histoire familiale, même si je trouve que Julien est vraiment le fils spirituel de Gotlib, dans sa capacité à dessiner avec une virtuosité et une drôlerie conjuguées.
Julien : Quand la rédaction de « Fluide Glacial » nous propose le projet, je sens assez vite quel genre de montagne à gravir cela va être !
Pas le droit de se planter, trop d’enjeux personnels, trop de liens tissés avec cette histoire. Et en même temps une excitation à l’idée de se voir confier la mission. Bref, un cocktail assez détonant de peur et de joie. Une des premières choses à faire pour moi était de décider où placer le curseur, ce qui est important puisqu’il faut assumer ce choix jusqu’au bout. Format, technique, niveau de réalisme, intention graphique. Ce que je n’avais pas prévu alors, c’est le temps que prendraient certaines phases, notamment le nettoyage des sca d’originaux au lavis, il m’a fallu de l’aide ! J’ai reçu les premières pages scénarisées par Arnaud, et le niveau était si haut que le curseur ne pouvait être que sur une seule position : tout à fond !
Quels ont été les moments marquants dans la création de cet album ?
Arnaud : Julien et moi sommes allés chez Ariane, la fille de Marcel, nous avons rencontré
Claudie, son épouse, et nous avons eu accès aux archives personnelles du maestro. Ariane nous a ouvert toutes les portes. Un cabinet de curiosités vertigineux, notamment ces cahiers d’écoliers où Gotlib notait ses idées, griffonnait des esquisses, ébauchait ses scénarios, et rédigeait même le brouillon de ses courriers. C’est la notice de la notice, le brouillon de l’œuvre. Je ne m’en suis pas totalement remis.
Pour le reste, chaque épisode a été marquant à sa manière, parce qu’il a fallu choisir, découper, résumer, écarter. Une vie est impossible à résumer : c’est un labyrinthe. Il faut trouver un fil et le suivre. À chaque épisode, un choix et une bifurcation. On a suivi le fil du rire et de la tendresse. La difficulté principale a été d’évoquer des sujets qui n’ont rien de drôle, et qui sont du registre de la tragédie, notamment la déportation du père de Gotlib, et plus tard la perte de son fils. Finalement, toute l’œuvre de Gotlib est unrempart contre la tragédie. Comme Franquin, il a ses idées noires, mais elles sont disséminées un peu partout dans ses histoires, sous un masque de clown, sous le délire. Il nous fournit la notice. Le rire décape tout, soigne tout. C’est le remède.
Julien : L’aspect émotionnel m’a totalement cueilli, je ne m’y attendais pas. J’ai finiplus d’une fois des pages les larmes aux yeux, ça ne m’était jamais arrivé. Évidemment, les épisodes tragiques de la vie de Marcel, mais aussi le fait de décrire ce qu’est la vie d’une autrice ou d’un auteur, d’expliquer ce qu’est réellement ce métier de fou.
Dessiner un Marcel qui répond sans cesse à Claudie qu’il ne peut pas, qu’il a trop d boulot, c’est un peu se dessiner soi-même (toutes proportions gardées !) quand on a l’impression de ne plus avoir de vie sociale. Dessiner un Marcel qui doute, qui perd le « mojo », c’est se demander quand ça va nous arriver. Je n’ai cessé, en bossant ces pages, de faire des allers-retours entre ce que je vivais et ce que je dessinais.
Et puis dessiner Goscinny, Jacques Lob, Claire Bretécher, Alexis, Mandryka, mon propre père Jean Solé, et tous les autres que j’ai connus…ça m’a remué.
L’aspect émotionnel m’a totalement cueilli, je ne m’y attendais pas. J’ai fini plus d’une fois des pages les larmes aux yeux, ça ne m’était jamais arrivé.
Julien, comment prépares-tu ton travail sur chacune des planches ?
Je n’ai pas de zone de confort dans le boulot. Si je ne suis pas, au choix : insatisfait/en retard/ fatigué/bloqué du dos /coincé parce que j’ai dit oui à un autre boulot, autrement je n’avance pas, c’est comme ça. Donc je prépare peu, je zappe le storyboard car je considère qu’Arnaud a déjà réfléchi à son découpage et à sa répartition des scènes et des séquences.
J’attaque donc directement les crayonnés et les personnages naissent là, avec plus ou moins de réussite. J’annote les pages de scénario et distribue les cases sur les 3 strips de base, je place les textes en premier. C’est très bricolé en fait, c’est le dessin qui fait tenir l’ensemble, plus tard. Mes crayonnés, en deux couleurs, sont très précis, c’est là que tout prend forme. Ensuite, l’encrage au trait seul, et enfin, les lavis. Tout ça à l’ancienne, à la main. C’est super long, les lettrages, tout. À la Gotlib, quoi ! »
Je voudrais ajouter une anecdote personnelle : Nous sommes en 2013 et je suis invité à un festival de films et BD à Hyères, je crois. Thierry Lhermitte y est invité pour présenter le film « Quai d’Orsay », de Bertrand Tavernier, tiré d’une BD de Christophe Blain et Abel Lanzac.
Lors d’un repas, je me retrouve avec lui et d’autres personnes dont Gotlib.
Curieux bonhomme qui n’arrête pas de balancer des vannes qui nous font mourir de rire. A un moment du repas il nous dit : « On va faire un jeu : Chaque fois que quelqu’un viendra nous parler, on dira : dit-il ou dit-elle en baissant sa culotte ! »
Bien évidemment, la première à se présenter qui nous pose la question essentielle : « Avez-vous choisi ? » et nous de répondre « Dit-elle en baissant la culotte ». Explosion de rire sauf pour la serveuse qui n’a pas compris ce qui se passe et s’en va vexée. Durant le déjeuner, des amis, des fans, des artistes passent en disant bien sûr « Comment ça va ? » Et nous de dite très bêtement « Dit-elle… ou Dit-il » sans qu’on ait à finir la phrase et en se marrant comme des imbéciles ! Ce que nous avons fait durant tout le repas.
Essayez, vous verrez, à tous les coups ça marche !
Jacques Brachet







