Un homme sorti de n’importe où, surgissant du toit d’un bâtiment qui, tout en soliloquant, va errer dans les bois entre le public assis par terre et une voiture à moitié enterrée. Est-ce un clochard ? Un fou ? Un extra-terrestre ? Un naufragé ?
En tout cas, un homme solitaire, qui erre depuis on ne sait combien de temps, qui, tout en déambulant, quelquefois dos au public, se parle à lui-même sur son rapport avec la nature, avec la solitude, de la peur, du bonheur.
Ce seul en scène qui n’est pas des plus faciles, est signé Clémence Kazémi et Marco Giusti, mené par l’incroyable Jacques Bonnaffé, un comédien hors norme, tous trois nous ayant déjà donné « Léviathan » à Chateauvallon.
Dans ce lieu perdu au-dessus de Chateauvallon où il faut grimper un chemin caillouteux, nous avons, avec le comédien, vécu un instant suspendu, même si, quelquefois, la voix du comédien se perdait dans la nature.
Jacques Bonnaffé a toujours été un comédien singulier qui a travaillé au cinéma avec des réalisateurs comme Godard, Tachella, Doillon, Rivette, Cornaud…
Au théâtre, il a joué Racine, Shakespeare, Gorky, Bourdet, Vinaver, Rimbaud…
Il s’est toujours partagé entre cinéma, théâtre, poésie et télévision… On est surpris par sa carrière incroyablement fourmillante, abondante, débordante.
Et l’on se retrouve devant un homme simple, humble, passionné et terriblement attachant.
« Jacques, parlez-nous de cette pièce quelque peu déroutante…
C’est d’abord une pièce créée sur place et c’est ce qui fait la particularité de Chateauvallon : On peut choisir un lieu et fabriquer notre histoire à partir des données du lieu. Il y avait un prémices avec un extrait de roman de l’anglais James Graham Ballard. Une espèce de roman fantastique où un homme, sorti de l’autoroute, se retrouve dans une sorte d’îlot dont il ne peut plus sortir. C’est un homme piégé, pour qui, tout à coup, tout s’est arrêté, un peu comme Robinson Crusoé. C’est le schéma pour un court spectacle de 45 minutes, particulièrement adapté au lieu. Je pourrais me présenter en tant que comédien ou danseur dont les gestes se font en fonction des pérégrinations, des déplacements… J’espère que ça ne vous paraît pas trop glauque…
(Rires) Particulier, disons. Et vous êtes seul dans ce décor naturel !
Je suis seul mais je ne me sens pas seul car il y a un travail de compositeur de sons très important. Aussi important que ce qui est raconté. Les gens suivent des yeux mon parcours et moi je suis un type perdu. C’est un spectacle, disons, panoramique où le public doit tourner la tête pour me suivre et passer dans un autre décor.
Un peu comme « Les choses de la vie » ; C’est un homme commotionné qui va continuer sa vie sur place. J’ai glissé quelques textes de poètes qui me sont revenus, de courts poèmes médiévaux qui ont une portée symbolique qu’on appelle « les congés » des trouvères de la ville d’Arras, textes d’adieu pour les amis, exprimant leur départ, leur congé. C’est une espèce d’adieu au monde. Et puis il y a des textes plus humoristiques comme « La soupe aux poireaux » de Duras, des citations de Verlaine…
Dans tout ce que vous faites, il y a toujours de la poésie…
Oui, c’est ma confrontation des auteurs avec leurs mots, pour s’interroger sur les langages qu’on utilise. On parle et on est parlé. Dans la poésie, j’adore qu’elle résonne de plusieurs sens, comme s’il y avait des tas de souvenirs dans les phrases. Le souvenir, c’est important dans la poésie. Je ne dis pas ça du tout par nostalgie, c’est plus le fait d’enrichir ce qu’on écoute en entendant derrière, d’autres choses. On sait la puissance de l’image et de la métaphore dans la poésie, il y a toujours un sens caché, il n’y a pas de message à proprement parler mais plusieurs polyphonies, plusieurs sens, plusieurs manières d’écouter
Vous aviez d’ailleurs une émission de poésie sur France Culture ?
Oui mais un jour ça s’est arrêté, pourtant c’était trois minutes et ça ne coûtait pas cher. Mais je rêve de la reprendre car cette émission me semblait indispensable. Ça manque de poésie en direct. Je fais aussi des lectures plusieurs fois par an. J’en prépare autour d’Ulysse avec le traducteur de « L’Odyssée », un long poème de 24 chants et de quelque 1250 vers… On l’a fait à Nice la veille du premier tour. On avait choisi cette date en fonction de l’ambiance joyeuse du moment !!! Bien sûr c’est le hasard. « L’Odyssée » se termine par : « Vous n’échapperez pas ce soir au massacre des prétendants »… On ne pouvait pas mieux être dans l’actualité. Ça serait bien que je revienne ici avec cette lecture.
L’année dernière vous étiez sur tous les fronts : la télé avec « Adieu Vinyle », le théâtre avec « L’Odyssée », le cinéma avec « En fanfare ». Comme Berling ou Huster, vous n’arrêtez jamais !
Vous savez le temps est long, il y a pas mal de temps que je bourlingue, je n’ai plus tout à fait 27 ans… Il y a eu des moments où je n’étais pas mécontent de faire toutes ces choses différentes… J’arrivais alors à le faire, maintenant c’est un peu différent, parfois plus difficile. Par exemple, le cinéma, j’ai dû passer quelquefois à côté car il y avait la poésie qui me prenait du temps. Mais c’est vrai que je continue. Je viens de tourner un George Sand, une série pour la rentrée de janvier sur France 2.
Qu’est-ce qui fait courir Jacques Bonnaffé ?
Demandez à Charles Berling, il vous répondra mieux que moi ! C’est vrai qu’aujourd’hui, et on le ressent plus que jamais, le plus important est d’avoir une vie normale malgré tout, plutôt que de vouloir éblouir avec ses faits de guerre. Vivre auprès des gens, ne pas vivre dans un milieu doré. Une partie de mon temps est constituée à moins m’éblouir, partager des moments avec des gens divers, pour ne pas dire des gens réels
Mais c’est une vie de passion quand même ?
Passion… Ça commence comme patachon !
C’est une peur de manquer ?
Oui… Je suis allé voir un docteur ! Je voulais savoir de quoi je voulais me protéger… Je suis en état de fuite quelquefois. Donc tout s’explique. C’est pour ça que je vous parle de la vie réelle. J’ai perdu des amis, j’étais alors un peu hors d’état, pas tant la tristesse qu’un truc qui déconne, le non-dit, l’oubli, le trou noir. J’avais besoin de parler avec ces disparus, du temps que j’avais oublié de passer avec eux. Quelquefois, on a peur que tous ces événements nous empêchent de vivre ce qu’on devrait vivre. Alors on en fait deux fois plus pour échapper aux tracas quotidiens. Je fais partie de ceux qui ont la bougeotte… « Je suis le vagabond, le marchant de bonheur … » Vous vous souvenez de cette chanson ?
Est-ce qu’il vous arrive de vous retourner sur cette carrière incroyable que vous avez ?
(Rires) Est-ce que j’ai des douleurs lombaires ! Oui, je suis heureux de tout ce que j’ai fait bien sûr. C’est un étrange sentiment… Il y a des comédiens qui gardent toutes leurs images, leurs affiches… J’en ai très peu chez moi, je n’ai pas de boîtes de photos, ni affichées aux murs, je me ballade avec de très bons souvenirs, j’aime bien gratter des carnets pour évoquer des histoires pour ajuster une certaine transmission, les différentes époques traversées, les gens qu’on a connus, des grands auteurs, des grands metteurs en scène que les jeunes générations ont tendance à oublier et on est là pour le leur rappeler, leur rappeler qu’ils ont fait avancer ces métiers. Mais il n’y a aucune nostalgie car j’ai constamment rencontré des gens en devenir, regardé ce qui se prépare et me donner envie de vivre demain. C’est beau la nostalgie, quand ce n’est passéiste, pas teinté de regrets, de demi-plaintes.
Il faudrait idéalement s’en passer… Et ne pas s’en passer ! Et on y arrive ! Et le voyage recommence !
Propos recueillis par Jacques Brachet
Photos Alain Lafon