Molière a puisé à diverses sources pour écrire ces « Fourberies de Scapin », notamment à la tradition de la Commedia dell’arte, qui permet l’outrance, la drôlerie et l’improvisation. Il l’a écrite en prose, avec comme toujours dans son œuvre, une attention particulière au langage de chaque couche de la société, et aussi au langage de ceux qui essaient d’adopter le langage d’une autre classe, source d’effets comiques indiscutables. Certes les « Fourberies de Scapin » n’est pas une des meilleures pièces de Molière, mais par la simplicité de l’intrigue, et surtout la charge de philosophie et de travers sociaux, culturels et politique de l’époque, toujours hélas d’actualité en quelques points du Globe, cette pièce offre à un metteur en scène une grande liberté d’interprétations et de créations.
En ce mois de décembre 2018 Le Liberté, scène nationale, présentait donc cette pièce de Molière dans une production de la Comédie Française, mise en scène par Denis Podalydès. Le coup de génie de ce dernier fut d’entrer dans un délire total en faisant jouer les comédiens à la façon des acteurs du cinéma burlesque. Et là c’est une tornade qui vient directement des Marx Brothers, emmenée par un comédien fabuleux, Benjamin Lavernhe dans le rôle de Scapin. Scapin est le meneur de jeu, tout tourne autour de lui, il tire les ficelles des pantins qu‘il sert.
Les fourberies c’est à la fois le mensonge, la duplicité, la fausseté, l’hypocrisie, la sournoiserie, la matoiserie. Scapin est tout cela, avec quand même en arrière-plan l’amour de l’humanité.
Rappelons l’intrigue : Alors que leurs pères sont partis en voyage, Octave, fils d’Argante, et Léandre, fils de Géronte, se sont épris l’un de Hyacinthe, jeune fille pauvre et de naissance inconnue qu’il vient d’épouser, le second de la « jeune Égyptienne Zerbinette. Au retour d’Argante, Octave, très inquiet de la réaction paternelle à l’annonce de son union et ayant besoin d’argent, demande son aide à Scapin, valet de Léandre. Argante, furieux, rencontre Géronte et lui dit qu’il a appris par une indiscrétion de Scapin que Léandre s’est également mal conduit. Léandre, après s’être fait vertement sermonner par son père, menace Scapin mais rapidement le supplie de l’aider car il doit rassembler une rançon pour que Zerbinette ne soit pas emmenée en esclavage en Egypte. Scapin réussit, grâce à sa connaissance de la psychologie des deux pères, à leur extorquer les sommes dont ont besoin leurs fils. Il décide de se venger de Géronte, en lui faisant croire que sa vie est en danger et en le cachant dans un sac. Scapin simule des attaques et Géronte, dans son sac, reçoit de nombreux coups de bâton, jusqu’à ce qu’il découvre la fourberie de Scapin. Il s’apprête à se venger quand on découvre qu’Hyacinthe est la fille cachée de Géronte et Zerbinette la fille d’Argante, qui avait été enlevée quand elle était enfant.
Scapin met en œuvre tout son savoir faire, toute sa rouerie, tout son goût pour la vengeance ; il roule tout le monde dans la farine. Malheureusement au final il est découvert. Sale temps pour lui. Mais une comédie doit se terminer dans la joie, Géronte lui pardonne, tout est bien qui finit bien.
Benjamin Lavernhe sait tout faire, jouer, danser, virevolter, chanter en s’accompagnant au ukulélé, imiter toutes sortes de voix, d’accents et de personnages. Son imitation de la troupe qui arrive, mimiques, voix et musique, est digne de la revue militaire de Fernand Raynaud. Il sait signifier le non dit par un geste, une mimique, une attitude du corps, Il est le nouveau Charlot : le pauvre, le laisser pour compte qui s’en tire par des roueries, des fourberies, des violences, des injustices, mais qui au fond a gardé un cœur pur, prêt à servir ses sœurs et frères humains en difficulté, jusqu’au péril de sa tranquillité, mais quand même avec toujours un bénéfice. Pas folle la guêpe. Il a sa revanche de déclassé à prendre.
Toute la distribution est étincelante. Décors beaux, étranges et dépaysants, tout à fait fonctionnels dans la mise en scène, grâce à une scénographie d’Eric Ruf. Lumière (Stéphanie Daniel) et son (Bernard Valléry) au dessus de tout soupçon, et puis les costumes du grand couturier Christian Lacroix, qui a su leur donner un style tout aussi bien XVII° siècle, qu’atemporel, tout en gardant sa patte.
Les comédiens sont tous à citer pour leur engagement, leur allant, leur conviction, leur force expressive : Jean Chevalier (Léandre) et Birane (Octave), deux fils terrorisés par leur père, où l’on voit le poids du patriarcat. Jennifer Decker (Hyacinthe) et Elise Lhomeau (Zebinette) qui gagnerait peut-être à restreindre son rire intempestif, en filles qui savent se débrouiller dans ce monde-là. Didier Sandre est un Géronte hors du commun, avare, odieux, faible et féroce à la fois, et finalement assez humain. Gilles David est un Argante à la même hauteur.
Maïka Louakairim (Carle) et Aude Rouanet (Nérine) sont une sorte de chœur antique silencieux qui s’exprime par poses et gestes.
La troupe sait jouer avec la connivence de la salle, prenant parfois le public à témoin, ou le mêlant à l’action comme cette petite fille qui est montée sur scène ce soir-là pour donner un coup de bâton à Géronte dan son sac, à l’hilarité générale.
On l’aura compris, le spectacle total que sont ces « Fourberies de Scapin » dans la vision de Denis Podalydès sont du très grand théâtre, qui porte la Comédie Française au sommet ; une comédie qui a déclenché tant de rires que le Liberté en vibre encore.
Serge Baudot