En ce joli mois d’avril le « Théâtre Liberté » de Toulon en coréalisation avec « Jazz à Porquerolles » donnait carte blanche pour deux soirées au batteur Aldo Romano.
Aldo Romano a un parcours jazz impressionnant. Il a commencé à la guitare puis est passé à la batterie en 1961. D’abord très apprécié en free jazz, il est devenu un batteur complet recherché par les plus grands jazzmen contemporains. Il est également compositeur, son magnifique thème « Il Camino » a d’ailleurs été chanté par Claude Nougaro (qui en a écrit les paroles) sous le titre « Rimes ». Il est aussi chanteur, deux disques à son actif.
Donc premier soir : une batterie occupe la scène, Aldo vient s’y asseoir derrière, hiératique, imperturbable statue rythmique. Il joue en solo, rien ne bouge que les bras et les mains. Frank Cassenti promène une caméra autour de lui, dont l’image se propage sur trois murs, montrant les mains jouant des baguettes sur les peaux, diverses vues rapprochées. Puis soudain la batterie s’arrête, Aldo lit des pages de son auto-roman à paraître, sorte d’autobiographie : il raconte l’immigration d’Italie, les débuts difficiles en France, puis au cours de la soirée diverses anecdotes, et plus particulièrement la rencontre émouvante et la découverte du musicien Michel Petrucciani, dont il devine tout de suite qu’il sera un grand pianiste ; il le fait venir à Paris, le propulse sur la scène jazz, et il deviendra son ami jusque par delà la mort. Puis au cours d’une autre césure Frank Cassenti quitte la caméra pour lire un de ses textes relatant un moment savoureux et haletant avec Thelonius Monk devant le réceptionniste raciste d’un hôtel. Une soirée entre amis, à la bonne franquette, dans le plaisir du partage.
Deuxième soirée avec la lecture par Frank Cassenti du « Novecento » d’Alessandro Baricco, entouré d’Aldo Romano (dm), Nguyên Lê (g), Henri Texier (b) et Stéphane Belmondo (tp, flh), en somme un quartette avec quelques-uns des grands jazzmen d’aujourd’hui. Frank Cassenti, décontracté, chapeau vissé sur le crâne, est assis au milieu du quartette, deus ex machina du spectacle, il semble commander la musique. Il lit une grande part du formidable roman de Barrico, tenant le rôle du trompettiste qui raconte la vie de ce « Novecento » trouvé bébé, abandonné par des émigrés clandestins dans une boîte à chaussures posée sur le piano des premières classes d’un paquebot transatlantique en 1900, d’où le nom « Novecento » que lui donne le Noir qui l’a trouvé et l’a adopté. Ce « Novecento » va se révéler un pianiste extraordinaire et hors normes ; il passera sa vie sur ce paquebot sans avoir jamais mis pied à terre. Frank Cassenti nous livre ce récit inouï avec un flegme de jazzman, comme s’il nous racontait l’histoire dans un bar enfumé autour d’une bouteille de whisky. Accompagné parfois par les musiciens, ou seul, et laissant ça et là de longues plages au groupe, qui ce soir avait la grâce. Musique somptueuse, belle, prenante, émouvante. Ah ! les pompes tueuses de Texier sur certains morceaux. Un Stéphane Belmondo qui caressait les anges, et un Nguyê Lê au sommet qui a su tirer d’innombrables atmosphères de sa guitare. En rappel, « Il Camino » ciselé depuis le Paradis, avec un échange bugle-guitare époustouflant où chacun improvisait une phrase, reprise, développée, détournée par l’autre qui en lançait une nouvelle et ainsi de suite, avec un Texier et un Romano sublimés. Et Stéphane Belmondo me déclara après le concert qu’il n’avait pas joué avec Nguyên Lê depuis 28 ans ! Et c’est ainsi que le jazz est grand !
Serge Baudot