NOTES DE LECTURE

Favier © Astrid di Crollalanza-2 vinau

Emmanuelle FAVIER : Le courage qu’il faut aux rivières (Ed Albin Michel – 214 pages)
Un roman – deux avis

Dès les premières lignes, le ton est donné, Manushe nie sa féminité en vivant, buvant, travaillant dur comme les hommes. A-t-elle oublié la jolie jeune fille qu’elle était jusqu’à ce qu’elle refuse un mariage imposé et devienne selon un rite ancestral une vierge jurée ? Cette coutume des Balkans ainsi que la loi du sang qui perpétue le devoir de vengeance sont le ciment d’un peuple attaché aux rites anciens.
Aussi, lorsque Manushe rencontre Adrian, jeune homme secret, fin, délicat, elle se sent attirée vers lui, elle doit lutter pour préserver sa virginité et garder le respect de sa communauté. Une communauté qui commence à jaser, à se poser des questions sur l’intimité de ces deux êtres, une tendresse inexplicable aux yeux des compagnons de travail de Manushe, même les femmes sont intriguées. Le secret d’Adrian née femme et que le désir déraisonné d’un père de déjà trois filles veut absolument élever en garçon pour éviter les moqueries du village, un secret qui pousse Adrian à fuir, à quitter le monde difficile de la montagne et des forêts pour la ville, un autre monde où les pièges seront pour un temps évités grâce à une prostituée et un déménageur au cœur rempli de poésie, drôle de mélange, mais oh combien salutaire dans la lecture pesante de ce roman. Car Adrian désemparé, désespéré retournera auprès de Manushe, prêt à s’enfoncer au fond du lac, seul échappatoire à un imbroglio de vies détournées.
Ce premier roman d’Emmanuelle Favier impressionne le lecteur qui ne peut rester indifférent. Le thème historique choque aujourd’hui, mais la rudesse des lieux, des coutumes est compensée par une écriture poétique magnifique. » La solitude sera ta liberté » pourrait être la condition de survie de ces femmes mutilées dans leur sexualité, mutilées dans leur désir de vie de couple, mutilées dans leur féminité.
Le lecteur étouffe et ressent un profond malaise même s’il a suivi avec intérêt ces personnages attachants, toujours sur la brèche.

Le jeune Adrian arrive à une ,époque indéterminée, dans un village des Balkans (précision donnée par la quatrième de couverture ) village attaché à ses traditions, et à ses lois faites pour des hommes par des hommes
L’ arrivée d’ Adrian va remettre en question cet ordre apparent, sa présence va troubler Manushe qui, pour échapper à un mariage imposé, a dû choisir de devenir «vierge jurée» ,sorte de vestale écoutée, respectée et honorée comme un homme à condition de sacrifier sa nature de femme et cacher tout attribut féminin
De son côté le jeune homme n’est pas indifférent à Manushe mais lui aussi cache un secret, son père, furieux de voir sa femme ne «produire» que des filles. l’a déclarée garçon .et l’adolescent a dû s’enfuir de ce monde où virilité rime avec bestialité
Le lecteur (la lectrice) se sent proche de ces personnages qui découvrent peu à peu leur féminité et ensemble apprennent à résister à la violence qui règne dans les villages reculés comme dans les villes. On le voit à travers l’amie d’Adrian qui paiera très cher ses velléités de liberté , il faudra à ces femmes le courage des rivières qui creusent leur lit avec détermination et courage pour devenir ce qu’elles sont
Beau roman à la fois sombre et lumineux, réaliste et proche d’un conte peut-être parce que le flou qui entoure le lieu et l’époque de l’intrigue contribuent à lui donner un caractère universel. A travers ces personnages, il invite à une réflexion, sur le genre, la féminité et sur ces lois faites par les hommes pour les hommes et qu’il faudra bien, un jour, réformer.

Thomas VINAU : Le camp des autres (Ed Alma – 185 pages)
Un enfant fuit dans la forêt, un chien blessé d’un coup de fourche dans les bras. La peur d’être rattrapé, battu le fait s’éloigner le plus loin possible de la ferme où vit son père. La forêt devient son refuge, mais que faire avec des petites jambes, un chien agonisant, et toujours se cachant en affrontant le froid, la faim et surtout la peur, jusqu’à «entendre les vertèbres des arbres craquer ?
Un homme va les recueillir, un homme silencieux qui se méfie des hommes et préfère le langage des plantes, celles qui sauvent, tuent et parfois font rêver. Ce bonheur simple est bousculé lorsque apparaissent d’étranges personnages, la bande à Pépère, des gens du voyage qui mènent une vie d’errance apparente, qui chapardent, chantent, dansent, et vivent dans des roulottes sous la houlette d’un chef de clan, en l’occurrence une femme. Ce petit monde fascine l’enfant qui les suit discrètement lors de leurs déplacements et assiste impuissant au grand rassemblement de la Tremblade réprimé par les policiers de Clémenceau, futures Brigades du Tigre.
Ce roman ne peut laisser indifférent le lecteur. Une force extraordinaire se dégage de l’écriture de Thomas Vinau, une écriture qui déroute mais qui fascine et ne vous lâche plus. L’auteur a une connaissance approfondie des plantes mais surtout une tendresse pour les mal aimés, ceux qui ont subi la cruauté des autres, ceux qui gardent toujours une distance de sécurité, ceux qui désormais font partie du camp des autres, le camp de la liberté.

jaenada Thomas1 ph Hermance Tiay

Philippe JAENADA : La serpe (Ed Julliard – 643 pages)
Ce roman, raconte ce qu’on appelle une histoire vraie dont, dès les premières lignes, en page trois, sont un préambule à un dossier de plus de six cents pages qui nous fera revivre un procès et son verdict invraisemblable, suite au triple crime du château d’Escoire. C’était à douze kilomètres de Périgueux, le 15 octobre 1941.
Fidèle à sa démarche Philippe Jaenada va nous amener sur les lieux de l’homicide, dans le Périgord, visiter le château, questionner les habitants de la région, compulser des milliers de pages de comptes rendus.
L’enquête a été abandonnée, il y a plus de soixante quinze ans et Henri Girard, seul survivant de ce massacre à la serpe, principal accusé puis acquitté, va devoir nous faire comprendre ce qui s’est passé.
Et nous voilà embarqués dans l’Opel Meriva de l’enquêteur à la poursuite de la vérité !
Organisé au rythme des découvertes ou constatations de l’auteur, ce travail pourrait paraître long et fastidieux à la lecture, mais Philippe Jaenada nous a habitués à tant de digressions, d’apartés, d’autodérision et d’invectives que le lecteur prend un réel plaisir à s’enfoncer dans une logique sans fin – ni chapitres – au contact d’une région et de ses habitants.
Il y a, bien sûr «la mort hideuse de trois personnes» : le père, Georges Girard, homme infiniment respectable, saigné à blanc, cette nuit là, dans son château ainsi que la tante, et l’employée, «deux femmes qui n’avaient rien fait de mal de leur vie»
Et puis l’accusé, Henri Girard, le fils, défendu et blanchi par Maître Maurice Garçon acteur d’un impensable coup de théâtre durant le procès et de son ahurissant dénouement.
Retrouvant sa liberté Henri Girard« poursuivra sa vie, claquera la fortune de sa famille en deux ans, se traînera, crevard, en Amérique du Sud, écrira « Le Salaire de la peur«  (sous le pseudonyme de Georges Arnaud), sauvera la tête de Djamila Bouhired, en Algérie, se battra contre toutes les injustices et sera enterré au cimetière de Cerdanyola, quarante quatre ans après le verdict  !
Comme le dirait l’auteur, il eut été dommage de se passer de cette vie là !
« La Serpe », un livre énorme à lire avec patience, intérêt et bienveillance en regard de l’exhaustivité du travail de Philipe Jaenada, de sa vitalité et de son humour. Nous lui pardonnerons même l’autopublicité, un peu insistante, qu’il fait au cours du récit, à « La Petite femelle » et à « Sulak », ses deux précédents romans. !

Chantal THOMAS – Souvenirs de la marée basse (Ed Le Seuil – 224 pages)
Chantal THOMAS est une spécialiste du XVIIIème siècle.
Romancière et essayiste, elle a été révélée par «Les adieux à la Reine» qui a été porté à l’écran.
«Souvenirs de la marée basse» s’ouvre sur une baignade.
En effet, une jeune fille, Jackie, qui est la mère de l’auteur nage dans le Grand Canal à Versailles. Cette passion ne la quittera jamais.
A partir de son histoire et celle de sa mère Chantal Thomas va nous apprendre comment celle-ci a pu sortir d’un quotidien qui l’étouffait dans son rôle d’épouse et de mère grâce à  « la mer ». La mère perdue dans la mer où elle se transcende et oublie son inaptitude à la vie, à la communication et à l’amour de sa fille. Comment se maintenir vivant si ce n’est en vivant au bord de mer et profiter d’une vie secrète quand la marée est basse.
Les silences de Jackie tiennent sa fille à distance, la plage et le goût des bains de mer les réunissent.
Aux plages atlantiques succéderont pour l’auteur et sa mère celles de Menton et Nice.
L’auteur célèbre avec beaucoup de délicatesse la figure maternelle. Un livre qui se nourrit de souvenirs, à l’écriture sensible, pudique, très fluide comme le crawl qui permet de glisser dans l’eau sans effleurer la vie.