Toulon – Le Liberté
Vu du pont

Le Théâtre Liberté de Toulon accueille du 28 février au 12 mars la pièce d’Arthur Miller « Vu du pont », dont la première version fut donnée en 1965.
Grand choc, avec des acteurs fabuleux dont un Charles Berling au sommet, magnifique tragédien qui n’est pas sans faire penser à Raimu : boule de sentiments contenus, enfouis, refoulés, qui peut exploser tout en laissant transparaître de la bonté, de la tendresse.
Rappelons tout d’abord ce que raconte la pièce, pièce qui fut jouée de nombreuses fois à travers le monde, et fut mise en film par Sydney Lumet en 1962. C’est une histoire d’immigrés italiens aux Etats-Unis, pas vraiment bien accueillis ; on voit tout de suite le rapport avec notre siècle. Eddie Carbone est un docker sur le port de Red Hook, c’est un gars solide, sérieux et travailleur. Il vit avec sa femme Béatrice et sa nièce Catherine. Ils habitent dans le voisinage du pont de Brooklyn. Débarquent deux clandestins, des cousins de Béatrice, Rodolfo et Marco, auxquels ils offrent gite et sécurité par solidarité familiale. Rodolfo est jeune, blond, beau garçon, charmeur ; il s’ensuit une idylle avec Katie qui va avoir 18 ans. Eddie qui l’a élevée comme sa fille est en fait amoureux fou d’elle, sans le savoir, ou sans se l’avouer ; il va s’en prendre à Rodolfo, et tenter de le déconsidérer avec de multiples raisonnements qui lui sont soufflés par sa jalousie. Tout est en place pour le drame, comme dans l’Andalousie de Garcia Lorca. Eddie va dénoncer les clandestins qu’il est censé protéger, et Marco le tuera.

C B

Eddie c’est Charles Berling, un bloc de souffrances contenues, qui éclatent avec de plus en plus de violence. Tout son corps traduit ce qui se joue en lui, le désir, l’amour pour la nièce, la honte devant sa femme à laquelle il ne fait plus l’amour, sa haine pour Rodolfo le rival, le sentiment de l’honneur viril, de la force du nom, qu’il clame devant Marco, homme droit, intransigeant, et plutôt borné. On est dans le fatum de la tragédie, alea jacta est, il faudra la mort pour qu’on revienne à la vie. Caroline Proust est Béatrice qui porte sur ses épaules la marche du foyer, elle a compris ce qui se passe dans la tête d’Eddie, elle essaie d’être le rempart, elle doit aussi assumer ses deux cousins et le fait que son mari la délaisse. Chez elle aussi le corps parle, elle est à la fois forte et touchante, elle est la sagesse. Catherine (Pauline Cheviller, merveille d’allant) est une jeune fille limpide, joyeuse, sans arrière pensée, ignorante du mal ; quand elle prendra conscience qu’il est là, elle va devenir grave : finie la joie, l’insouciance de l’adolescence. Rodolfo (Nicolas Avinée) joue très bien l’ambiguïté, il semble un bon garçon obéissant, puis on découvre qu’il est farceur, qu’il a de l’humour, qu’il danse et qu’il chante : est-il sincère avec Katie ? Il y a l’avocat (Alain Fromager, imposant) dans la fonction du chœur antique, mais aussi d’avocat ami d’Eddie et qui essaie, en vain, de le raisonner. Tous les comédiens sont absolument fabuleux, ils jouent avec une gestuelle d’aujourd’hui telle qu’on la trouve dans la classe sociale présentée. A noter la nouvelle traduction due à Daniel Loayza, dans une langue simple, plutôt classique, bien en bouche, qui ne cède pas au tics de langage à la mode Et la mise en scène et la direction d’acteurs du Belge Ivo van Hove sont d’une clarté, d’une précision, avec un à propos rares. Mise en scène toute de simplicité mais avec un choix des costumes, des lumières, des placements absolument dignes des plus grands éloges, dans une scénographie de Jan Versweyveld qui fait place à la beauté.
Le public entoure un parallélépipède noir qui va s’élever et laisser apparaître la scène, comme un ring sur lequel va se dérouler le combat psychologique, et finalement physique. Eddie et un copain de travail sont en train de se laver, l’eau coule réellement depuis les cintres, eau purificatrice. Ils s’habillent, le copain s’en va, et le drame peut se nouer. Une fois le sacrifice cathartique exécuté, le sang du malheur tombe des cintres sur les protagonistes figés au sol les uns sur les autres, et le couvercle se referme lentement comme une pierre tombale.

D E

C’est un moment sublime qui offre ce que le théâtre peut faire de plus beau.
Rappelons que Charles Berling fut le lauréat des Molières 2016, justement pour « Vu du pont », preuve que parfois les récompenses sont méritées.

Serge Baudot
Renseignements : www.theatre-liberte.fr – 04 98 00 56 76