Toulon – Théâtre Liberté
Dans la solitude des champs de coton

1

Le Théâtre Liberté, scène nationale de Toulon, donnait, en ce mois de novembre 2016, plusieurs représentations de la pièce de Bernard-Marie Koltès (1948-1989) mise en scène par Charles Berling. Ce dernier enchaîne les récompenses prestigieuses, les tournages de films, les pièces de théâtre, plus la codirection du Liberté, et tout cela avec la décontraction, l’engagement et le charme qui sont sa marque.
Cette pièce est une création du Liberté. Elle fut d’abord donnée en octobre 2016 au Théâtre National de Strasbourg.
« Dans la solitude des champs de coton » n’est pas une pièce facile ; elle peut s’interpréter de différentes manières tant sa charge d’humanité est immense. Elle est écrite dans une langue magnifique, hautement classique, pour aborder des problèmes humains très profonds qui résonnent parfaitement dans la réalité d’aujourd’hui. Koltès est un admirateur de Marivaux, entre autres, d’où son art de disséquer les sentiments, les émotions ; il a traduit le Conte d’hiver de Shakespeare, ce qui en dit long sur sa connaissance des arcanes de l’art du théâtre.
C’est une pièce à deux personnages écrites pour deux hommes : le dealer et le client. Mais elle fut aussi jouée par deux femmes, et Berling la joue avec une actrice, Mata Gabin : un homme blanc et une femme noire, ce qui fait écho avec notre actualité : la mémoire de la colonisation, de l’esclavage, et l’arrivée des immigrés.
La scène est très sombre. En fond un grand mur brun travaillé et partagé au centre par une ruelle noire au dessus de laquelle brillent quelques néons. Côté jardin, une passerelle en hauteur. Une allée lumineuse surplombe quelques fauteuils dans la salle. Une récitante lit le prologue, la définition du mot dealer de Koltès lui-même. Le noir se fait, un coup de tonnerre, le client, Charles Berling, sort d’un fauteuil de la salle, c’est à dire de la foule, et saute sur l’allée où il reste figé dans une attitude indécise, vêtu d’un costume cravate gris: c’est l’homme blanc. Il aperçoit au loin la dealeuse, Mata Gabin, vêtue et parée de bijoux à l’africaine, c’est la femme noire. Déjà deux mondes lourds de passé, d’a priori, de ressentiments, d’espoirs diffus. C’est aussi l’affrontement de deux solitudes que tout semble séparer, mais que l’humaine condition relie.

3

Alors la dealeuse parle : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir…c’est pourquoi je m’approche de vous … » Avec moult hésitations le client va venir vers elle. Mais celle-ci est une rouée, elle est chez elle, elle sait ce qu’elle veut. Alors le client va devenir agressif. Il y a un rapport animal qui va s’établir entre eux ; d’ailleurs il est souvent fait référence au monde animal dans le texte. Un point clé est le moment où elle offre sa veste au client, qui la refuse et la jette par terre, et un autre c’est le crachat du client, qu’il essaiera d’expliquer, de minimiser vers la fin. Et puis quand lui aussi jette sa veste sur l’autre ; il apparaît alors ce qu’il est, une sorte de clochard, un désespéré.
C’est en somme un combat sans espoir, sans vainqueur ni vaincu. Dans les dernières tirades le client dit : « Je ne crains pas de me battre, mais je redoute les règles que je ne connais pas. » Elle répond : « Il n’y a pas de règles ; il n’y a que des moyens ; il n’y a que des armes. » Et le client aura le mot de la fin : « Alors, quelle arme ? »
La mise en scène de Charles Berling (aidé par Alain Fromager) ainsi que sa direction d’acteur sont remarquables. La mise en place scénique offre un véritable Rembrandt, et l’idée de cet immense décor pour seulement deux acteurs est tout à fait judicieuse ; au lieu de les écraser elle les magnifie. Berling réussi une gageure difficile dans la deuxième partie de la pièce ; d’apparence timide et empruntée au début, il sombre un temps dans la violence verbale, temps pendant lequel il révèle des qualités de grand tragédien. Mata Gabin est très bien dans son jeu de tireuse de ficelle. Cependant j’ai trouvé qu’elle disait le texte d’une façon quelque peu monocorde, mais cela est peut-être un parti pris de mise en scène, pour accentuer le contraste entre les deux personnages. Elle sur son territoire, lui se débattant dans l’inconnu.
Pour l’ambiance générale et le sens de la pièce je pense à cette phrase d’Henri Laborit (1914-1995) : « Même en écarquillant les yeux, l’Homme ne voit rien. Il tâtonne en trébuchant sur la route obscure de la vie, dont il ne sait ni d’où elle vient, ni où elle va. Il est aussi angoissé qu’un enfant enfermé dans le noir. »
Une autre citation de « L’éloge de la fuite », du même Laborit, me semble éclairer la pièce : « …si deux hommes, deux espèces contraires, sans histoire commune, sans langage familier, se trouvent par fatalité face à face – non pas dans la foule ni en pleine lumière, car la foule et la lumière dissimulent les visages et les natures, mais sur un terrain neutre et désert, plat, silencieux, où l’on se voit de loin, où l’on s’entend marcher, un lieu qui interdit l’indifférence, ou le détour, ou la fuite ; lorsqu’ils s’arrêtent l’un en face de l’autre, il n’existe rien d’autre entre eux que de l’hostilité – qui n’est pas un sentiment, mais un acte, un acte d’ennemis, un acte de guerre sans motif. »

2

En sortant j’ai entendu quelques personnes dire qu’elles n’avaient rien compris, mais pourtant on notait qu’elles baignaient quand même dans une certaine fascination ; il n’y avait pas rejet. C’est tout l’art du théâtre, après le choc, il faut laisser la chose mûrir en soi.

Serge Baudot

Pour nous, la cause primordiale de l’angoisse c’est l’impossibilité de réaliser l’action gratifiante, en précisant qu’échapper à la souffrance par la fuite ou par la lutte est une façon aussi de se gratifier, donc d’échapper à l’angoisse.
Si un chien rencontre un chat – par hasard, ou tout simplement par probabilité, parce qu’il y a tant de chiens et de chats sur un même territoire qu’ils ne peuvent pas, à la fin, ne pas se croiser (Bernard-Marie Koltès, Prologue, Ed. de Minuit.)