En 2014, le nouveau directeur du Festival d’Avignon, Olivier Py, s’était trouvé confronté à de nombreux défis humains et logistiques: protestations des intermittents contre la politique d’austérité, météo diluvienne transformant les spectacles à ciel ouvert en piscines nocturnes.
Au bilan de la saison, le déficit des recettes et les nouvelles baisses de subventions enregistrées ont obligé Olivier Py à se rendre à l’évidence. Résultats: deux jours de moins pour l’édition 2015.
Cependant l’offre est restée plantureuse: une cinquantaine de spectacles au In. De grands metteurs en scène tels Thomas Ostermeier pour Richard III de Shakespeare; création du chorégraphe Angelin Preljocaj sur un texte du romancier Laurent Mauvignier; lecture au long cours et à trois voix de Platon d’Alain Badiou.
Il est à noter que dans sa programmation Olivier Py a misé massivement sur la jeunesse et l’inédit, beaucoup de metteurs en scène trentenaires qui n’ont jamais créé au Festival auparavant ont répondu présent.
Ainsi la picarde Nathalie Garraud sera retenue pour un texte contemporain: « Soudain la nuit », d’Olivier Saccomano. Philippe Berling ( directeur du théâtre de la liberté à Toulon et frère de Charles) adaptera à la scène le roman de Kamel Daoud: « Meursault contre-enquête ».
Pour Olivier Py « le festival d’Avignon, ce n’est pas un catalogue de spectacles, c’est aussi un point de vue utopique sur ce qui se passe dans le monde et sur le fait que ça ne nous laisse pas indifférents. »
Signalons également, qu’Olivier Py a monté lui aussi Shakespeare: « Le Roi Lear » dans la cour d’honneur du Palais des Papes en ouverture du Festival.
Sacrilège diront certains…Avignon même écourté sera toujours polémique! Car n’est-ce pas oublier un peu rapidement que Jean Vilar avait les mêmes pratiques dès la création du Festival en 1947.
Cette année, le Off a célébré sa 50° édition.
Ce qui n’était au départ que quelques spectacles en marge du Festival d’Avignon est devenu un marché théâtral de première importance.
Petit repère chronologique: le 10 juillet 1966, André Benedetto crée « Statues », au théâtre des Carmes; le premier spectacle présenté lors de la programmation officielle du Festival.
Le spectacle fut joué 14 fois. Ce geste libertaire lança ce qui devint ensuite le festival Off Il correspond à l’ensemble des programmations des théâtres privés d’Avignon et de ses alentours et se distingue ainsi d’une programmation artistique uniquement subventionnée par le ministère de la Culture. Etrange paradoxe! L’ambition politique pour la culture fléchit alors même que les artistes n’ont pas perdu le désir ardent de créer et que les spectateurs n’ont pas perdu le goût de la découverte, du plaisir esthétique et de l’enrichissement de la pensée.
Plus que jamais les artistes réfléchissent à l’état du monde. Les représentations qu’ils créent s’inscrivent contre le renoncement et pour la possibilité d’un avenir meileur.
La phrase de Louis Jouvet « -Au théâtre, il n’y a rien à comprendre, mais tout à saisir. » est toujours d’actualité, n’est-ce pas au In comme au Off ?
IN
« Les idiots », d’après Lars Von Trier
Spectacle choc en Avignon. Œuvre rebelle, éloge de la différence. Brûlot politique et comédie humaine.
Mise en scène: Kirill Serebrennikov
Spectacle de 2h40 en russe, sur-titré en français.
L’histoire:
Tout commence avec le Dogme 95: une transposition théâtrale des préceptes stylistiques radicaux du cinéaste Lars Von Trier communiqués au début de la représentation sur des écrans télé disposés de chaque côté de la scène: Aucune lumière artificielle , aucune hypothèse fausse sur le plateau, technique d’acteur: devenir aussi honnête que possible.
Thème principal à partir « des Idiots » de Lars von Trier : Leur mutation à Moscou.
En 1998, le film de Lars Von Trier suivait un groupe d’individus anti-bourgeois à la recherche de leur « idiot intérieur »,qui se dégageaient de leurs inhibitions et se comportaient en public comme des attardés mentaux.
Les questions posées sur la norme, sur la place de la femme, des homosexuels, des handicapés et autres marginaux, asociaux, dans le monde « poutinien » se révèlent plus aiguës.
Les réponses s’avèrent plus violentes, plus menaçantes, plus crues.
Le temps passe vite quand on reçoit un tel spectacle au vitriol, où se ressent la tension qui électrise le plateau.
Les quinze comédiens sont déterminés, généreux, magnifiques de vitalité et de virtuosité.
La troupe évolue avec une grande fluidité, les tableaux sont virtuoses.
J’ai ri(jaune), j’ai été émue, j’ai été indignée…jusqu’au moment final où les faux idiots en rencontrent de « vrais » -les acteurs trisomiques, partenaires de longue date, qui travaillent au Théâtre of Open Hearted- quand les personnages rencontrent les anges, il devient injustifié de continuer à jouer.
Epilogue bouleversant et déconcertant que ce gracieux bal des anges.
J’en frémis encore.
« Soudain la nuit » d’Olivier Saccomano
Mise en scène: Nathalie Garraud
Spectacle créé le 5 juillet 2015 au lycée Mistral à Avignon
Dernier volet d’un tryptique intitulé « Spectres de l’Europe » qui fait écho à la première phrase du manifeste du Parti Communiste, de Marx et Engels: « Un spectre habite l’Europe: Celui du communisme ».
« Soudain la nuit » part de certains montages fantasmatiques qui dominent aujourd’hui la vie européenne dans son rapport à l’Etranger.
En Europe, récemment les journaux et les cerveaux ont été enflammés par deux virus: Ebola et l’Etat islamique dont la contiguïté virait à l’exposition marquée d’un seul trait: ce qui se joue à nos frontières ne connaît pas les frontières.
L’histoire:
La pièce radiographie l’époque et les origines d’une politique sécuritaire qui transforme notre monde en une démocratie aussi globale que totalitaire.
Sas de contrôle pour nos sociétés contemporaines, l’aéroport -lieu -frontière assez abstrait devient le lieu où se cristallisent les peurs et les fantasmes.
Dans les aéroports, le contrôle des corps est devenu monnaie courante. On peut dissimuler dans son corps des sachets de drogue ou même de l’explosif.
Mais comment voir ce qui se passe dans une âme?
C’est plutôt sur ce plan là que se situe la pièce.
Rien ne va plus quand un jeune homme décède sans raison apparente. Le héros est médecin dans le service médical d’urgence de cet aéroport. C’est un étranger intégré dans la société française qui va être confronté aux peurs et aux fantasmes de tous ces voyageurs confinés dans le même lieu , face aux Autres et à lui-même.
Nul n’échappera aux interrogations, affirmations douloureuses, au cours de cette nuit si longue, dans l’obscurité des autres et de lui-même.
La situation de la pièce est une situation de suspension. Elle fait le vide, elle fait l’immobilité et l’attente quand tout autour d’elle s’agite, gesticule et circule. Il y règne le calme, qui caractérise, paraît-il le cœur des cyclones.
Le dispositif scénique m’a tout d’abord étonnée: des chaises montrant leur dos, cette attente. Pendant quelques minutes, la frontière entre le public et la scène s’est effacée.
Le microscope pointé vers l’inconscient de chacun des personnages, sans chercher à poser un diagnostic aurait pu m’intéresser vu mon passé professionnel.
Ce constat emphatique dans un instant figé d’une nuit a dérapé pour moi sur l’ennui. Dommage…
Il pouvait y avoir quelque chose de fascinant car dans « Soudain la nuit », l’étranger n’est pas forcément l’autre, il est aussi notre part d’inconnu. Sous notre regard, les personnages se mettent à nu, clament leurs motivations les plus intimes, débarrassés des vêtements de la gêne.
Mais comme il est difficile de faire passer à la fois des séquences psychanalytiques de façon systémique et en sous-texte de parler d’actualité, entre dégoût de la pauvreté des sans-domiciles et décapitation terroriste.
« Le Roi Lear »de Shakespeare, traduction et mise en scène Olivier Py
(Ouverture du Festival d’Avignon)
Nouvellement adaptée par Olivier Py la pièce se pare de quelques effets du monde contemporain mais n’en demeure pas moins une grande œuvre classique
Avec Jean-Damien Barbin, Moustafa Benaïbout, Nâzim Boudjenah, Amira Casar, Céline Chéenne, Laura Ruiz Tamayo, …
L’histoire:
Las de gouverner Lear souhaite partager son royaume entre ses trois filles, mais l’une d’elles insuffisamment flatteuse sera reniée et exilée.
Cordélia la silencieuse était pourtant la plus aimante: c’est ce que le roi déchu apprendra en sombrant dans la folie.
Dans ce sommet de l’art Shakespearien deux intrigues se tressent entre elles (à vous de découvrir l’énigme!) sur fond de violence, noirceur et désespérance.
Une pièce dans laquelle Olivier Py voit avant tout l’effondrement du langage, une pièce pour tous les temps.
On retrouve sur le plateau, tout l’univers de O.Py: piano et perruques, escaliers mobiles, jeu tonitruant, et le théâtre dans le théâtre si cher à Shakespeare.
Dans le jeu des acteurs, une violence incroyable, cette déflagration de la violence du monde moderne. Ce combat perdu de l’homme contre la machine.
Originalité du cercle, du trou, de la béance, de ce vide qui aspire les personnages et l’histoire.
Olivier Py qui a fêté ses 50 ans à la fin du festival n’aurait certainement pas monté Lear comme cela il y a 20 ans.
La dernière image du spectacle que je vous laisse découvrir est glaçante.
On retient son souffle.
La première du « roi Lear » a fortement divisé le public.
Huées mêlées aux applaudissements; cela fait partie du jeu en Avignon.
On ne peut cependant pas nier que la version de l’œuvre engagée et personnelle d’Olivier Py est magnifiquement sténographiée et interprétée.
LE OFF
« Les deux frères et les lions » de et mise en scène de Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre (et Vincent Debost)
Avec Lisa Pajon, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre. Participation de Christian Nouaux
Pièce exceptionnelle, petit bijou, d’emblée sur un rythme endiablé émaillé de pauses silencieuses, le ton était donné. Et avec quel brio!
Le public n’était pas oublié: impliqué et questionné avec beaucoup d’humour sur un sujet plus sérieux qu’il n’y paraissait au premier abord.
Avant de s’asseoir, on le sait: on est déjà conquis.
Au sens propre: « une tasse de thé, vous préférez un whisky?. »
Les deux comédiens ouvrent la marche, en chantant et nous installent. Le toast à la « Reine et à l’Angleterre » est porté.
Le spectacle peut commencer.
L’histoire
C’est un conte tiré d’une histoire vraie.
Celle de deux frères jumeaux anglais, issus d’un milieu pauvre, qui sont devenus à la fin du XX° siècle l’une des plus grosses fortunes britanniques.
Avec son « frère jumeau », la comédienne Lisa Pajon, merveilleux double du premier mais avec pour elle regard magnétique et sourire éclatant, pour jouer le frère introverti et prudent, de façon forte, ils vont raconter à l’unisson et parfois en canon, en jogging bleu électrique super eighties, comment partis de rien, ils ont construit un empire considérable.
L’homme est un lion pour l’homme: c’est vrai et très anglais.
Pas plus que leurs personnages: -« je ne lâche jamais »-, et comme eux doués d’une énergie et d’une vitalité à couper le souffle, ils ne vous perdront une seconde, revenant avec du champagne pour trinquer avec vous leur premier million, dansant et se jetant couchés sur les spectateurs. Quel dynamisme!
Fraternité et capitalisme seront axes du texte.
La pièce raconte comment ces frères qui ont été victimes d’humiliation en raison de leurs origines se déshumanisent et peu à peu se transforment en monstres.
Ces deux « bêtes de scène » -l ionceaux voraces puis monstres perclus de vieillesse – racontent les différentes mutations au cours du XX° siècle du capitalisme qui va devenir l’arme de leur vengeance.
Les interlocuteurs des deux frères ne seront jamais visibles. Un seul apparaîtra via Skype. Et le récit d’alterner avec des phrases plus orales où le duo nous explique ses stratégies.
Les deux frères ont un ennemi: l »‘Etat qui les pousse à installer leur argent avec « discrétion et secret à l’abri de toute juridiction ». Faut-il les en blâmer? Et au fait, sont-ils si sympathiques ces deux frères? Derrière ce que nous inspirent leurs interprètes tous deux brillants…?
A chacun de trouver ses réponses…
Le spectacle met en tout cas ses héros, vers son milieu, dans un point culminant, une situation folle: a plus de soixante-dix ans ils ont installé la capitale de leur empire sur une île qu’ils ont achetée au large de l’île de Sercq: une possession insulaire qu’ils ne peuvent pas léguer à leurs filles respectives du fait du droit normand.
Car l’île de Sercq au début du XXI° siècle était encore régie par un système féodal excluant, des successions, les femmes….
La suite du spectacle:
Un janus théâtral: comique et dramatique, énergétique et désespérant, attachant et inquiétant.
L’histoire se révèle à la fin triste et angoissante, irréelle et cauchemardesque. Monde libéral sans libéralité où ce que l’on ne pouvait acheter jadis se vend désormais publiquement.
Un conseil : cochez sur votre agenda ce spectacle.
Imitez cette histoire véridique de parvenus: parvenez à votre fin!
« La conférence des oiseaux »
Récit théâtral de Jean-Claude Carrière, d’après le texte de Farid Uddin Attar
Mise en scène et interprétation: de Pierre Lamoureux
C’est un spectacle qui a déjà été présenté à Paris, en Iran, en Suisse, en Russie, au Barheim et en Avignon saisons 2002/2003/2004 et 2014.
Reprise en coréalisation pour 2015.
Ce n’est pas donc pas une création, me direz-vous. Qu’importe!
Quand les réalisations sont réussies, elles n’ont pas d’âge…
Vous trouverez au cours de ce spectacle qui dure 1h15 un moment exquis de grâce donné par un danseur oiseau qui mime toutes les attitudes des volatiles. Pour quelle histoire?
Pour un récit initiatique, joyau de la littérature soufie. La huppe messagère d’amour dans le Coran exhorte tous les oiseaux à partir à la recherche de l’oiseau Simorg, symbole de Dieu dans la tradition mystique persane.
Chaque oiseau est l’expression d’un caractère humain. Je laisse à votre imaginaire, à votre capacité de rêver de vous envoler même si à travers un ou plusieurs oiseaux vous avez reconnu l’expression d’un caractère humain. Est-ce le vôtre? Je ne vous le demanderai pas car au travers du périple des oiseaux, c’est le voyage de l’homme à la recherche de lui-même que nous découvrons.
Merveilleux conte philosophique. Belle composition d’acteur à la gestuelle riche pour nous faire voir 32 personnages: hibou, rossignol, paon, huppe, etc.…
Voyage de rêve entre le théâtre, le mime et la danse, mis en valeur par l’absence de décor et la beauté des lumières en plus du texte non dénué d’humour.
« Matière à rire, textes de Raymond Devos
Mise en scène et jeu : Christophe Feltz – Musique: Grégory Ott
Compagnie Théâtre Lumière
C’est un théâtre musical à partir d’un montage original de textes issus de l’œuvre du poète humoriste Raymond Devos.
Spectacle en tournée depuis janvier 2014 (50 représentations) dans toute la France et à l’étranger.
Pur bonheur de retrouver la poésie et la finesse de Raymond Devos.
Quel plaisir aussi d’entendre la beauté et la subtilité de la langue française, totalement inconnues au bataillon de tous ceux qui s’autoproclament humoristes!
N’est pas humoriste qui veut. Saisir les univers qui nous entourent de manière surréaliste et rendre les situations les plus banales en situations absurdes et délirantes dans un certain esprit et une sensibilité exacerbée.
Retrouver Devos n’est pas un pèlerinage. C’est une bouffée d’air. Respirer sa dérision, sa fantaisie, sa liberté, rajeunit. Il n’hésite pas avec humilité, pudeur, sincérité, à nous livrer son intimité, ses angoisses, ses blessures, ses joies et ses éclats de rire avec empathie et générosité.
Il n’aurait pas son pareil pour dénoncer ce monde libéral, sans libéralité, où ce que l’on pouvait acheter jadis se vend désormais publiquement et où l’on invoque le bien commun les yeux mouillés pour défendre les biens particuliers.
Que dirait-il de cette fraternité oubliée, de ce monde enfermé sur lui-même, où les soucis matérialistes « égocentrés » et sans véritable espoir, font que de nombreux hommes ne vivent que pour porter leur ego en collier.
La grossièreté, la vulgarité, les propos violents de certains humoristes les empêchent bien souvent de faire passer ce que donnait Devos à son public: l’Amour au sens noble du terme.
Vous trouverez, choisi par Christophe Feltz, un choix judicieux de textes de Devos, extraits de son recueil culte « Sens dessus dessous », dits de façon personnelle, avec respect sans dévotion inutile. Spectacle lumineux et fin qui vaut le détour. Feltz inspiré par Devos cultivera au mieux votre capacité d’émerveillement.
Mise en scène poétique et scénographie très sobres. Jeu du comédien également. A signaler les compositions musicales de Grégory Ott qu’il a voulues « dans la veine de Devos, dans un monde d’absurde, un beau terrain de jeu et de création ».
Annie RAVIER