Le jazz à Baudot

1 2 3

Emler-Tchamitchian-Echampard – Sad and Beautiful
Andy Emler (p), Claude Tchamitchian (b), Eric Echampard (dm)
La Buissonne RJAL 39/018 (Harmonia Mundi)
Ce trio fut créé en 2003, et le voilà qui sort son troisième disque ; certains diront c’est peu, mais au moins ces trois musiciens prennent le temps de faire mûrir et se développer leur musique.
Le piano d’Emler sonne admirablement, et il a un beau sens des nuances, le tout mû par l’énergie rock qu’on lui connaît dans son Mega Octet. Le batteur est un maître de rigueur et d’à propos, tandis que le contrebassiste est plutôt du côté de la tendresse, de la rêverie, ce qui n’exclut pas la force. Il est remarquable dans « A Journey Through Hope », « Un voyage à travers l’espoir » ce qui résume bien son jeu : après une intro à l’archet sur des harmoniques il passe pizzicato avec de splendides montées crescendo et retour. « Second Chance » est un magnifique chant de la contrebasse. On goûte le côté méditatif du groupe dans « Elegances » (là encore le titre parle) avec un prenant dialogue piano-basse qui se développe ensuite en trio sur un motif répétitif. Et sur « By The Way », (au fait !) ça déménage, le batteur est à son affaire, et les longues tenues à l’archet derrière le piano, c’est un sacré beau moment.
C’est un vrai trio, dans lequel le dialogue, l’interaction entre les trois musiciens, sont  un partage de création, dans lequel il n’y a pas de hiatus entre l’écriture et l’improvisation, ce qui signe justement un réel travail collectif. Le disque est plus « beautiful » que « sad », mais les deux notions se marient très bien, dans l’expression de ce que l’on pourrait appeler un romantisme d’aujourd’hui.

Hot Club Madagascar – Guitares manouches & voix malgaches
Erick Manana (voc, g), Solo Andrianasolo (voc, g solo) Benny Rabenirainy (voc), Dina Rakotomanga (b). Invités : Jenny Furh (vln), Passy Rakotomalala (perc)
Ternaire Bleu 01TBHCM12/1 (www.hot-club-madagascar.com)
Les quatre musiciens du Hot Club de Madagascar se revendiquent arrières petits enfants du grand Andy Razaf (1895-1973) qu’on déclare « Cœur américain, âme malgache », qui est en fait le compositeur de deux fabuleux standards : « Ain’t Misbehavin et Honeysuckle Rose ». Andy Razaf est né à Washington, mais son père était le neveu de la reine Ranavalona III d’Imerina, un royaume de Madagascar. On voit qu’ils placent la barre des origines très haut. Qu’en est-il de la musique ?
Ce sont quatre joyeux drilles qui chantent en groupe, avec un soliste Benny Rabenirainy, assez emphatique. Le côté guitares manouches est bien là, assez simpliste, mais le soliste est bon, bien que ses solos soient très linéaires. Le quartette s’empare aussi de rythmes brésiliens, sambas, bossas, et en donnent leur interprétation.
On est, disons, dans de la variété malgache d’essence plus ou moins jazz ; ce qui n’a rien d’infamant, tant les musiciens sont sincères, plein de joie et de bonhomie. Disque soutenu par l’Institut français de Madagascar qui nous permet ainsi d’entendre un peu de ce qui se fait là-bas.

Claire Michael Quartet – Trane Steps
Claire Michael (s, fl, voc), Jean-Michel Vallet (clav), Patrick Chartoi (b), Thierry Le Gall (m)
Bue Touch 00314 (Rue Stendhal)
Après les groupes Laeta et After in Paris Claire Michael continue son chemin exemplaire avec son quartette, en s’attaquant, ô inconscience de la jeunesse et c’est tant mieux, aux moments de génie de John Coltrane, il faut tout de suite le dire, avec une réussite remarquable. Contrairement à Raphaël Imbert qui proposait une réécriture de Coltrane, Claire marche carrément dans les pas de Trane (Trane Steps).
Le disque s’ouvre sur « Lonnie’s Lament » par un duo piano-ténor. C’est du grand lyrisme, tout de retenue émotionnelle. Le chant tendu du saxophone s’élève sur un écrin de même tension offert par le pianiste. Du Coltrane à fleur de femme.
Et l’on revêt la même émotion pour un autre somptueux duo piano-sax sur « Naima », recueilli comme une prière à la beauté. Ces deux morceaux justifient à eux seuls l’acquisition du disque. Mais le reste est du même tonneau.
Sur « Hello », de sa composition, on la retrouve à la flûte et au soprano, et cette fois c’est le quartette au complet, dans un beau partage.
Autre facette, Claire la chanteuse sur « Rebel Song » de son cru ; la voix a pris du grain dans le grave, du velours dans l’aigu, elle chante en musicienne. Et son solo de ténor vous emmène au pays des merveilles. Autre morceau vocal « Lovely Blue », plein de charme, avec un beau moment de trio piano-basse batterie, puis le ténor reprend son chant de plénitude.
Encore un beau moment de trio piano-basse-batterie sur « Miles Mode » avec les trois voix qui s’entremêlent. Le batteur est très précis avec des attaques coupantes qui font merveille, dans jeu minimaliste, essentiellement caisse claire, grosse caisse, cymbale. Le bassiste possède un son limpide, chantant, avec des notes tenues, dans la simplicité et l’efficacité des lignes. Ecouter son solo sur « Resonance », dans lequel on entend presque le souffle de la basse.
Jean-Michel Vallet passe au Fender Rhodes (instrument sur lequel il excelle) sur « Blue Planet » de Claire, pour une mélodie genre Piazzola, avec quelques interventions au mélodica. Morceau très doux avec un élégant tricotage basse-batterie.
Si j’osais, je dirais que l’âme musicale de John Coltrane a repris corps dans les saxophones de Claire Michael.

4 5 6

Kevin Norwood Quartet – Reborn
Kevin Norwood (voc), Vincent Strazzieri (p), Sam Favreau (b), Cédrick Bec (dm)
Ajmiseries AJM 25 (Socadisc-Absilone)
Voici un nouveau chanteur, Kevin Norwood, repéré par David Linx, dont il a la souplesse de voix, et le sens des envolées. Kevin Norwood est né en 1986 à Avignon ; il a fait des études de saxophone au conservatoire du Pontet (84) puis il étudie à Carpentras et Salon de Provence. C’est donc un Sudiste, pas étonnant qu’il ait été repéré par l’AJMI d’Avignon, pépinière de jazzmen. C’est une révélation, car s’il apparaît tous les jours de nouvelles chanteuses, on peut compter les hommes sur les doigts d’une seule main. C’est un chanteur d’une grande sensibilité, d’une belle délicatesse, qui cisèle les paroles, pratique un scat léger très instrumental. Qu’on l’écoute dans « Time Flies », une chose rare, un duo voix-batterie. Pas d’esbroufe du côté du batteur, son discours est parfaitement dans la ligne du chanteur. Au jeu des comparaisons, je le mettrais dans la ligne d’Andy Bey, même approche, même sensibilité, subtilité et sens des couleurs, la différence c’est que Kevin Norwood possède une voix aiguë, proche parfois de la haute-contre. Une voix ambiguë, quelque peu androgyne, mais à ne pas comparer à Chet Baker, dont la voix est plus brumeuse, plus confidentielle. Dans le titre éponyme, plein de charme,  sur tempo lent, il tient la note, à la façon d’un trombone crooner. Le bassiste a des attaques à la fois sèches et ouatées, et ses solos sont toujours mélodiques. Le pianiste sait laisser respirer sa musique ; on peut écouter le travail de sa main gauche sur « Half Moon Romance » en répons aux accords de la main droite. Quant au batteur il est celui qu’il fallait à ce groupe. Ce chanteur a su s’entourer d’un trio impeccable, et l’ensemble est un véritable quartette et non pas un trio qui accompagne un chanteur. Les atmosphères des titres sont très variées. On y trouve l’aération du Modern Jazz Quartet avec  la place du silence.
De la musique avant toute chose chez ces moins de 40 ans. Ils jouent un jazz évident et cultivent la beauté.

Annick Tangorra – Springtime
Annick Tangorra (voc), Mario Canonge (p), Thomas Bramerie (b), Alain Jean-Marie (p-8-10), Tony Rabeson (dm), Arnaud Dolmen (dm-3,4,5,9, 10), Adriano Tenorio (perc)
Frémeaux & Associés FA 598 (Socadisc)
Voilà une musique qui sent bon les îles lointaines. La chanteuse Annick Tangorra s’est entourée de musiciens venus de ces parages : Alain-Jean Marie qui vient  de Pointe-à-Pitre, Tony Rabeson de Madagascar, Arnaud Dolmen de la Guadeloupe, Adriano Tenorio du Brésil, et Mario Canonge, qui a réalisé ce disque, de la Martinique ; seul Thomas Bramerie est du Continent, mais il est parfaitement intégré à cette musique qui chante et qui danse.
Annick Tangorra possède une voix chaude et agréable, elle a de la puissance dans les aigus, un scat personnel, et un délicieux accent quand elle chante en français, et qu’elle perd en anglais, plus un certain charme musical. On peut s’en rendre compte sur « Vouvouka » avec une belle idée d’arrangement chromatique à l’unisson voix-basse-batterie. « Cantabile For Lady Day » dont la musique est de Michel Petrucciani est un magnifique pont entre jazz et caraïbe. Une belle cohésion du groupe sur « Destiny Destination », une sorte de samba funk. « Urban Child » est du grand Canonge sur une expression-explosion rythmique. Sur « Melancholia » Alain Jean-Marie est au piano, on peut admirer la richesse harmonique des accords, la profondeur de l’expression, et il pousse la chanteuse vers un lyrisme plus profond. « Little Princess » est un bel arrangement de Canonge, avec de belle envolées du piano, sur une valse ensoleillée. A noter un beau solo de contrebasse chantante sur « Mimosa » de Herbie Hancock dont Canonge s’inspire ici dans son jeu.
Toutes les paroles (qu’on peut lire sur le livret) sont de Annick Tangora. Pour son quatrième disque la chanteuse s’est offert un écrin rutilant pour exprimer son printemps doucement sensuel.

Wadada Leo Smith’s Mbira – Dark Lady Of The Sonnets
Wadada Leo Smith (tp, fleh), Min Xiao-Fen (pipa, voc), Pheeroan akLaff (dm)
TUM CD O23 (www.tumrecords.com)
Ce disque est construit comme une suite en différents mouvements. Wadada Leo Smith y joue magnifiquement de la trompette et du bugle, mais constant dans son choix d’instruments peu fréquents il est en compagnie d’un pipa, qui est une sorte de luth chinois qui se tient droit sur les genoux, manche vers le haut, au son aigrelet, avec un jeu qui a la légèreté de la mandoline, dont les cordes peuvent être aussi frappées. C’est un instrument à 4 cordes vieux de plus de 2000 ans : Min Xiao-Fen en est une virtuose, aussi bien pour la musique traditionnelle que pour la musique d’avant-garde. Elle chante et compose également. Voilà qui ne pouvait qu’attirer Wadada. Le mbira dont il est fait référence dans un titre est le piano à pouces africain, beaucoup plus connu chez nous.
Wadada joue souvent avec une grande douceur, surtout au bugle, avec une parfaite maîtrise du souffle et de toutes les techniques. « Sarah Bell Wallace » est une sorte de longue incantation très prenante où domine la trompette. Dans « Blues : Cosmic Beauty » on est dans un débordement façon free, manifestement Min est perdue et gratouille son pipa comme elle peu, mais on passe en tempo lent et le duo pipa-trompette n’est pas mal, après un solo de batterie revigorant on entend quelques étranges vocalises de Min. Et « Zulu Water Festival » révèle un grand et bel échange Min-Wada. Wadada s’empare brillamment de l’ostinato du pipa, et après quelques appels de la trompette le chant de Min s’élève épaulé par la trompette bouchée sur un tempo très lent. Min possède une voix pure de soprano, qui monte facilement dans l’aigu. On est dans la beauté. Dans le titre éponyme Min utilise son pipa en percussion, ce qui fonctionne bien avec la batterie. « Mbira » est pris rubato lent, avec de longues tenues de la trompette et des sons de la voix en écho.
Les compositions et les paroles sont de Wadada lui-même.
C’est un disque qui sort du commun bien sûr, qui est très facile d’écoute, qui reste malgré tout dans la sphère du jazz ; et c’est aussi un vrai trio basé sur le partage à trois voix.

XY Quartet – 05
Nicola Fazzini (as), Saverio Tasca (vib), Alessandro Fedrigo (b), Luca Colussi (dm)
Nusica Org 352 (www.nusica.org/05)
Voici le deuxième disque de cet excellent XY Quartet, après « Idea F », dont nous avions dit les qualités et notre admiration. Ce deuxième opus ne le cède en rien au premier ; on constate une évolution plus mélodique avec une plus grande place laissée au vibraphone, et des arrangements à quatre voix très bien ficelés, comme par exemple « Spazio Angusto » qui ouvre le disque, avec un beau mariage vibraphone/sax. « H2O » est emblématique du style de ce quartette : intro sur une note sax, une note vibraphone, une de la basse, une ponctuation batterie, puis ça se répond d’une façon lancinante, l’échange s’accélère, se développe, s’enrichit ; arrivent les solos, sax, vibraphone aéré sur ponctuation de la basse : du miel mille fleurs. Nicola Fazzini est une sorte de Steve Lacy au sax alto. « Jon Futura » nous vaut une belle intervention de la basse entremêlée dans le trio. « Doppio Sogno » démarre assez jazz classique avec un petit clin d’œil au père des vibraphonistes, Lionel Hampton. Salverio Tasca s’inscrit dans la grande tradition des vibraphonistes, pour preuve son solo sur « Futuritmi », suivi en beauté par la basse.
En plus de la pulse le batteur assure un tapis foisonnant sur lequel baigne le quartette, ou bien il  joue en contrepoint avec toujours la même pulse.
XY quartet est un groupe original qui joue le plaisir et la beauté sur des compositions originales de Nicola Fazzini et Alessandro Fedrigo. Les fruits ont passé la promesse des fleurs de « Idea F ».

 Serge Baudot