Paris, hiver, fin des années 60.
Il fait froid.
On peut même dire qu’il gèle.
Une petite brise glaciale vient s’insinuer au travers de mon manteau.
Pour comble de bonheur, il pleut. Une de ces petites bruines parisiennes qui vous transperce jusqu’aux os. Le ciel, uniformément gris et bas, vient se confondre avec la Seine qui coule doucement, frileusement. Seule Notre- Dame a l’air de résister au temps maussade et hivernal, la tête dans les nuages. Elle en a vu d’autres. (Elle est encore loin du drame).
Et, si j’avais encore quelques doutes, je comprends pourquoi je n’ai pas tenu longtemps à Paris, pourquoi j’ai refusé d’y rester pour travailler !
Je traverse un pont. Lequel ? Je n’en sais rien.
Je suis fidèlement le plan que m’a donné Françoise Hardy.
Eh oui, je vais chez Françoise Hardy. Profitant de quelques journées parisiennes, j’ai pris contact avec la plus discrète de nos chanteuses afin de la rencontrer.
Très tôt, elle s’est éloignée de la scène et de ce fait, je n’ai jamais pu la rencontrer en province, sinon lors d’une folle journée au magasin Prisunic où elle est venue faire une animation. Pourquoi ? Elle ne veut plus s’en souvenir tant elle fut traumatisée par la folie des fans.
Alors, j’avais décidé que, si Françoise ne venait pas à moi, j’irais à elle.
Par l’intermédiaire d’une attachée de presse amie qui a fait l’entremetteuse, j’ai reçu une réponse positive.
Ça me réchauffe le cœur… et le corps qui commence à être transi !
Je prends une petite rue de l’île St Louis, calme, grise – mais en fait ici, tout est gris ! – longée d’anciennes et très belles maisons, très souvent transformées en hôtels particuliers. J’entre dans une cour pavée où l’on s’attendrait à voir se ruer une calèche. Je monte trois étages en colimaçon qui me font remonter le temps. Une porte sans nom : juste la tête d’un petit bonhomme dessiné en trois coups de crayon, sur un petit carton. C’est charmant.
Je sonne.
Temps mort puis des pas. La porte s’ouvre sur une silhouette longiligne, reconnaissable entre toutes. Pantalon et pull noir, chemisier rosé. Je me présente :
« Vous êtes en avance d’un quart d’heure !«
La phrase est jetée sans bonjour, sans méchanceté mais elle a tapé au but. C’est vrai que j’ai l’habitude, la qualité – le défaut, me dit ma femme ! – d’avoir tellement peur d’être en retard que je suis sempiternellement en avance. Après, selon les rendez-vous, j’attends l’heure. Mais j’ai une sainte horreur du retard, pour moi et pour les autres !
Là, vu le temps, j’avais pensé qu’à un quart d’heure près et m’attendant chez elle, Françoise n’y verrait pas d’inconvénient… Visiblement elle en voyait un !
Mais, le temps d’avoir grommelé cette phrase d’un air boudeur, un sourire – oh, très fugitif ! – s’esquisse sur ses lèvres pour me faire comprendre que, malgré tout, ça n’est pas un drame.
Tout de même, elle l’a dit et j’apprendrai très vite qu’elle est très directe et qu’elle peut être assassine !
Encore un escalier en colimaçon, tout moquetté.
Une douce chaleur m’envahit, qui fait du bien. Une musique, douce également, en sourdine, des lumières tamisées. Moquette noire, murs blancs immaculés, lampes oranges, meubles design en acier et cuir noir.
Une immense cheminée dans laquelle trône une chaîne hifi entourée de plein de disques.
Me voilà donc dans l’univers de Françoise. Un univers qui lui ressemble étrangement, à la fois sobre, mystérieux, racé, un peu froid mais plein de douceur. Tout y est si feutré qu’on a presque envie de parler bas.
Je découvre. Je me réchauffe.
Je me sens à la fois bien et un peu gêné de déranger la Belle au Bois Dormant.
Françoise, qui n’a plus parlé depuis sa petite phrase lapidaire, me demande, d’une voix aussi feutrée si j’aime.
J’aime. Je le luis dis. Oubliés le vent glacé, la pluie, le brouillard.
Elle me fait installer dans l’un des grands fauteuils noirs et, avant que je lui aie dit quoi que ce soit, elle pose un disque sur la platine. Dans un murmure elle m’invite à écouter des chansons qui feront partie de son prochain album.
Je suis quelque peu surpris car elle vient tout juste d’en sortir un :
« Dès qu’un disque est sorti, pour moi c’est terminé. Je pense au prochain même s’il ne sortira que dans un an ou plus. Je prends le temps de choisir les chansons, de les essayer, j’écris, je réécris, je cherche le style, la couleur que je vais lui donner.
Une année, ça passe vite. Il me faut encore chercher les orchestrations et donc, l’orchestrateur qui donnera la dernière touche et la couleur à l’album.
Je veux avoir tout mon temps pour ne pas me presser ni me tromper. Je sais en principe exactement où je veux aller… »
J’avoue que je découvre une Françoise Hardy différente de l’image que je m’en suis faite. Je la voyais quelque peu nonchalante et passive, faisant ce métier sans vraie passion, presque avec ennui. Je me rends compte alors que, ce qui l’ennuie c’est la promo, les télés, la scène et ce qui lui plaît, c’est d’écrire, de composer, de faire naître des chansons.
Et puis, je la croyais lointaine, inaccessible et la voilà qui me propose de m’installer à même la moquette avec elle et qui me confie ses idées, sa façon de voir le métier, d’y être sans vraiment y entrer, occupant une place à part dans ce show biz avec lequel elle prend beaucoup de recul.
Elle m’explique son horreur et son trac à se rendre malade chaque fois qu’il fallait monter sur scène dans des conditions quelquefois épouvantables : extérieurs, chaleur ou mauvais temps, chapiteaux pourris, sonos défectueuses, toilettes inexistantes et les kilomètres à avaler.
C’est vrai qu’à cette époque, rien n’est fait pour le confort de l’artiste. Aucun d’eux aujourd’hui n’accepterait de faire une tournée dans de telles situations. Les exigences sont loin d’être les mêmes… Très, très, très loin de là !
De tout cet inconfort elle a voulu se débarrasser pour avoir l’esprit libre, du temps devant elle.
Elle continue à faire des disques car c’est un besoin, une envie. La scène ? Terminé. La horde de fans ? Plus jamais.
Le « service après-vente », comme elle dit, elle le fait pour les besoins de la cause : faire connaître ses chansons, vendre son album pour pouvoir continuer à en faire d’autres. Mais c’est vrai que, même à la télé, elle ne fait que le strict nécessaire.
« Quand on m’invite, c’est afin de parler de l’album, je ne vois rien d’autre à raconter.
Je n’aime pas parler de moi. Donc, en dehors de la promo, on ne me voit pas et c’est très bien comme ça. Tant pis si ça ne plaît pas à certains esprits chagrins.
Je suis comme ça. Je suis moi, je ne cherche pas à plaire à tout prix«
Ce qui ne l’empêche pas de se passionner pour la musique.
Elle écoute beaucoup de choses, se tient au courant des nouvelles tendances, des nouveaux artistes et surtout des auteurs et compositeurs qui pourraient travailler avec elle, faire un bout de chemin sur un disque.
Ainsi me parle-t-elle de Catherine Lara qu’elle a découverte très tôt et dont elle aurait même eu envie de produire son premier disque.
Mais elle sait que la production est quelque chose d’onéreux, d’aléatoire et, avec sa lucidité et sa rigueur, elle a préféré conseiller à Catherine d’entrer dans une maison de disques où elle aurait plus de soutien et de moyens que ce qu’elle aurait pu lui apporter.
Ce qui ne l’a pas empêchée d’enregistrer elle-même des chansons que Lara a écrites pour elle.
De plus, dans sa vie, il y a un sentiment qu’elle cultive particulièrement : l’amitié, dont elle a d’ailleurs fait une jolie chanson. C’est essentiel à sa façon de vivre
Elle a quelques amis, peu mais fiables, qui font partie de sa bulle de vie.
Tout en bavardant, nous avons rejoint les fauteuils.
Le thé qu’elle m’a offert a refroidi mais qu’importe. La musique a cessé sans qu’on s’en rende compte et l’on continue à parler.
Jusqu’au moment où sa voix se tait aussi.
Elle se lève, regarde par la fenêtre la pluie qui continue à ruisseler, se serre les bras en frissonnant rétrospectivement.
Sa longue silhouette est en ombre chinoise ou presque. La nuit est tombée et je sens qu’il est temps pour moi de partir.
Le temps de lui demander de poser pour une photo. Même si ça ne l’enchante pas elle dit oui mais me propose de très jolies photos de presse au cas où mes photos ne seraient pas réussies, et dans la mesure où elle ne peut pas les voir. Elle m’en signe d’ailleurs une avec ce curieux petit bonhomme vu sur la porte.
Je ne ferai que deux photos
Elle ne sourira pas.
Le sourire arrive enfin lorsqu’elle me dit au revoir et qu’elle redescend le petit escalier pour m’ouvrir la porte.
Me revoilà affrontant pluie, nuit, froid mais le cœur encore tout chaud de ces quelques heures passées aux côtés de cette artiste unique entre toutes.
Sauvage ? Peut-être, mais simple et directe.
Timide ? Certainement mais surtout secrète, pudique, jalouse de sa vie privée dont je me serai garder de parler tout au long de notre rencontre.
Je la rencontrerai quelque temps plus tard et par deux fois au MIDEM à Cannes et, se souvenant de moi, elle acceptera une petite séance photo sur la croisette et un court moment d’entretien pour évoquer les derniers événements de sa vie d’artiste.
Bien évidemment, il n’y aura plus cette magie que j’ai vécue un après-midi d’hiver dans cette jolie maison de l’île St Louis qu’elle a quitté depuis mais qui me rappelle une rencontre exceptionnelle que j’aurais aimé renouveler…
La sortie de son autobiographie m’a vraiment surpris car elle n’était pas habituée à des confidences et là, tout à coup, elle déballait tout. Sans compter que sa façon de raconter m’a laissé une drôle d’impression.
Revenue de beaucoup de choses, très souvent insatisfaite de son travail, perturbée par son enfance, pas faite pour un métier qu’elle a pourtant choisi, très critique sur son talent, sans beaucoup de compassion pour les chanteurs qui la chantent, elle paraît ainsi très abrupte et si elle ne se ménage pas, elle ne ménage personne.
Elle a pourtant tout eu : la beauté, le talent, la reconnaissance, elle fut une icône avant l’heure et a su le rester avec classe et beaucoup de mystère…
Malgré les énormes ennuis de santé qu’elle trimballait depuis des années et qu’elle vivait au jour le jour.
En fait, elle fut un OVNI dans ces années 60, elle, la romantique-pessimiste, débarquant dans un monde de rythme, de folie, de joie et d’optimisme… C’est peut-être ce total contrecourant qui en a fait ce qu’elle était : un être et une chanteuse à part qui, durant plus de 50 ans, a continué à passionner les gens.
Et malgré tout ça, j’avais gardé une furieuse envie de la rencontrer à nouveau !
Une pierre précieuse, une perle rare dans ce monde féroce de la chanson.
Jacques Brachet