Salut l’artiste !

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Curieux hasard que celui qui m’a fait connaître Jean-Louis Trintignant en Ardèche et que j’ai appris sa disparition alors que j’étais chez moi… en Ardèche !
J’ai connu deux immenses comédiens le même jour, en mars 74 sur le tournage du film de Robert Enrico « Le secret » qui se tournait en Ardèche. C’étaient Jean-Louis Trintignant et Philippe Noiret.
Il se trouve que, tout en vivant à Toulon, je suis Ardéchois et que tout en vivant à Paris, Robert Enrico était Toulonnais. Je ne le connaissais pas mais avais des relations de travail très amicales avec son frère, Walter, qui était président de l’Office de Tourisme de Toulon. Me sachant très attaché à mon Ardèche, il m’annonce un jour que Robert va tourner son film tout à côté d’Antraigues, fief de Jean Ferrat, au château de Craux. Coïncidence, mon petit village est à mi-chemin entre Craux et Antraigues : quatre kilomètres.
Aussitôt Walter me met en rapport avec son frère qui est tout à fait enchanté de recevoir sur son tournage un Toulonnais qui plus est Ardéchois !

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Nous voici donc partis, mon copain photographe Jean-Pierre et moi pour une semaine et, sitôt posées nos affaires chez moi, nous nous pointons au château où Robert nous reçoit avec chaleur et gentillesse.
De la chaleur, il en fallait car, étant en mars, l’hiver se prolongeait et la neige, qui n’était pas prévue au programme, s’installait lourdement dans les champs alentours et sur le toit déjà pas mal défoncé du château. Heureusement, dans l’une des salles où l’on pouvait encore aller, une immense cheminée d’Antan, nous permettait de tous nous retrouver autour d’un bon feu, entre deux prises les pieds dans la neige.
Il y a déjà trois semaines qu’ils tournent et on sent une véritable complicité entre les deux comédiens. Jean-Louis, le regard bleu, la discrétion faite homme, la classe malgré un vieil imperméable fripé qui a vécu (rôle oblige !) et qui nous offre un merveilleux sourire dès que l’on discute ensemble à bâtons rompus, entre deux scènes. Deux sujets le passionnent : le cinéma, les voitures. Il est intarissable sur les deux !
Philippe Noiret, le visage bougon sous un feutre qui a aussi ses années de service, a le verbe haut, toujours prêt à lancer un bon mot et déridant l’équipe dès qu’elle est un peu soucieuse. Il faut dire qu’elle peut l’être car le plan varie avec le temps : on est en extérieur : il pleut ou il neige. Le soleil arrive : c’est un plan prévu à l’intérieur : Robert jongle donc avec le temps et… le temps qui passe !
Mais entre les deux comédiens tout se passe bien Ils parlent, ils rient, Noiret envoie des vannes qui font rire Jean-Louis. Il rira moins lors d’une scène où il doit monter, sac à dos, une pente assez raide et arrive en haut suant à grosses gouttes : Noiret lui a tout simplement ajouté quelques pierres dans le sac !
L’ambiance est donc au beau fixe et je mets du temps à me décider à interviewer mes deux artistes tant il est un vrai régal de les voir se renvoyer la balle d’un fauteuil à l’autre, l’un balançant des vannes de sa voix de stentor, l’autre, répondant en demi-teinte avec un humour quelque peu anglais… Sublime !

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Il est vrai qu’alors Noiret et Trintignant sont les stars du cinéma français. Tous deux ont mis du temps à le devenir car à l’époque, Noiret, avec vingt-trois ans de carrière derrière lui, dont une grande partie au théâtre n’était reconnu au cinéma que depuis quatorze ans. A quelque chose près, le cas était le même pour Jean-Louis et chacun le prenait à sa manière :« Aujourd’hui c’est vrai – m’avoue Jean-Louis – je fais partie, avec Delon et Belmondo, des trois comédiens auxquels on pense systématiquement, pour tout ou rien. C’est quelque chose qui m’échappe totalement et je ne veux d’ailleurs pas en tenir compte. Disons que l’intérêt premier est que ça me permets de pouvoir choisir mes rôles et de pouvoir aider de jeunes réalisateurs qui, sans un nom, ne pourraient faire leur film. Mais pourquoi, à un certain moment, ne voit-on plus que par vous alors que d’autres, aussi méritants, sont sur la touche… Peut-être, d’ailleurs, que je le serai à mon tour dans quelque temps !

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« Une affaire intime »

Je suis un vieil acteur qui a déjà derrière lui quelque 60 films. J’ai été assez mauvais durant quelques années, j’ai fait pas mal de films médiocres mais je crois que j’ai fait beaucoup de progrès dans ma façon de jouer…et de choisir mes films avec plus de discernement. Mais j’ai toujours été un lent et je crois qu’il arrive à tout acteur, à un moment, d’avoir une période où il est formidable. A force de se fouiller on y arrive mais ensuite, il faut savoir s’arrêter de fouiller car on devient obsédé par son métier, son image et on redevient mauvais.
A un moment, vous êtes passé à la réalisation. Pourquoi ?
 J’ai d’abord tourné parce que j’avais un sujet dont personne ne voulait et puis ça m’a plu, vraiment. Mais pour l’instant, je ne suis pas une garantie en tant que réalisateur et c’est donc difficile. J’ai des projets et l’intérêt pour moi d’être réalisateur est de pouvoir employer des comédiens que j’aime, même si ce ne sont pas des stars. Malheureusement, les producteurs ne sont pas toujours de mon avis ! »
Et le théâtre, dans tout ça ?
Voilà deux ans, depuis « Hamlet », que je ne suis plus monté sur une scène, le cinéma me prend tout mon temps. Même si le soir je suis libre, je ne peux faire deux choses à la fois. Lorsque je joue au théâtre, je me prépare toute la journée. C’est quelque chose de terrible. Si je ne fais pas ça, je ne peux arriver en forme sur scène… Peut-être parce que je ne suis pas doué ! Mais c’est plus fatigant car au théâtre il faut s’extérioriser alors qu’au cinéma c’est un travail plus intérieur. Cela me plait beaucoup ».

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Marie avec Jean-Luc Battini à la Seyne – L’équipe de « Trois couleurs : rouge » à Cannes

Ainsi passèrent les années et des rencontres avec ces deux superbes personnages émaillèrent ma vie de journaliste. Un moment qui, aujourd’hui est devenu très émouvant : ma rencontre avec Marie Trintignant. Elle n’était pas alors très célèbre et – allez savoir pourquoi ? – elle était venue créer une pièce de théâtre « Les nuits blanches » à la Seyne sur Mer. Ce ne fut pas un succès mais l’occasion de rencontrer cette fille superbe, magique, au regard chavirant. Je l’avais rencontrée une fois au Festival du Jeune Cinéma et là, ayant vu Jean-Louis quelques temps auparavant, il m’avait demandé de m’occuper un peu d’elle, d’essayer de faire parler de cette création dans la presse. Ce que je fis volontiers. Marie était une personne discrète, secrète, qui ne se livrait pas mais qui vous fixait lorsque vous lui parliez et qui avait un sourire à tomber par terre. Des liens se tissèrent, même s’ils étaient silencieux et elle accepta de venir présenter un film de sa mère où elle jouait aux côtés de Vincent, son petit frère, lorsque j’organisais les journées « La femme et le cinéma ». Cela reste aujourd’hui, avec quelques photos, de jolis souvenirs et l’on ne peut qu’être désolé de ce qui est arrivé à cette belle comédienne prometteuse encore de grands moments de cinéma. Mes pensées vont à Jean-Louis bien sûr mais aussi à Nadine, qui était aussi venue à une soirée que j’avais organisée avec Marie et Alain Corneau.
Je rencontrai encore Jean-Louis qui, sur ma demande, avait bien voulu venir présenter, avec l’ami Brialy « Le maître-nageur » qu’il avait réalisé, puis à Marseille où il était venu présenter « La banquière » avec Francis Giraud, à St Maximin où il tourna pour la télé « La controverse de Volaloïd »

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Daniel Mesguish, Jean-Louis Trintignant -Francis Giraud à Marseille pour « La banquière »
« La controverse de Valaloïd

Et puis nous passâmes un mois ensemble à Hyères pour le tournage de « Vivement dimanche » où il était heureux de tourner pour la première fois avec Truffaut. A ce propos, ils avaient des idées divergentes sur leur rencontre :
« Truffaut : Il y avait très longtemps que je voulais tourner avec Jean-Louis mais jamais je n’avais un rôle pour lui dans mes films…
– Trintignant : C’est totalement faux car tous les rôles que vous avez joué dans vos films… j’aurais pu les jouer et certainement mieux que vous !!! »
Tout cela s’était terminé dans les rires.
C’est grâce à Jean-Louis que je pus rester près d’un mois sur le tournage. Ne connaissant ni Truffaut ni Fanny Ardant, je lui avais demandé d’intercéder auprès du réalisateur pour pouvoir assister au tournage. Ce qu’il fit avec une gentillesse extrême.
On notera au passage que les deux compères se vouvoyaient. Ce qui semblait bizarre dans ce monde où l’on s’embrasse et se tutoie si facilement. Il faut dire que Truffaut vouvoyait aussi Fanny Ardant et que Jean-Louis s’était plié à ce rite. Je précise également que, malgré nos liens amicaux, nous nous sommes toujours vouvoyés, Jean-Louis et moi.
« J’ai eu une éducation bourgeoise, je suis donc ce qu’on appelle un homme bien élevé et le vouvoiement m’est familier. Je suis calme, réservé, j’attends souvent que les gens viennent vers moi. Mais je puis être aussi têtu et très persuasif si quelque chose me tient à cœur. Et lorsqu’on est poli, on obtient souvent ce qu’on veut ! »
Trintignant, c’était l’antistar personnifiée. Il n’aimait d’ailleurs pas ce mot et préférait à celui-ci les mots comédien, artiste, acteur ainsi que deux mots clé : talent, chance. Il avait, par contre, horreur de se voir, ne serait-ce que dans une glace :

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« Je ne me supporte pas à l’écran, je suis prévenu contre moi-même. Je me méfie des miroirs qui sont souvent trompeurs et d’ailleurs, je ne me regarde même plus dans une glace. Dans ce métier, l’on peut devenir très vite exhibitionniste et mégalomane… lorsqu’on ne l’est pas déjà au départ ! Un acteur passe son temps à se chercher, c’est un besoin. Le danger de trop se regarder est que ça fausse souvent le problème… Ce qui ne m’empêche pas de me trouver formidable dans certains films. Je le dis en toute simplicité parce que je pense que ce n’est pas que grâce à moi ! »
Il me tenait ces propos au Festival de Cannes 94 alors qu’il était venu présenter « Trois couleurs : rouge » de Krzyztof Kieslowski.
Puis il se calma côté cinéma, le théâtre reprit ses droit et nous nous revîmes donc beaucoup moins, sauf lorsqu’il était de passage en tournée et qu’il se plaisait à dire qu’il était un artiste provincial. Je ratais hélas, son passage à Marseille avec Marie et je le regrette. Nous nous revîmes encore au festival de Ramatuelle puis au Théâtre Liberté à Toulon.

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Avec Clémentine Célarié à Ramatuelle – Avec… re-moi !

Dernière rencontre
En ce dimanche 11 octobre 2020, Jean-Louis  passait au Liberté de Toulon où, avec Charles Berling et deux musiciens, il nous offrait un grand moment de poésie.
On retrouvait cette voix, reconnaissable entre toutes, toujours si posée, si feutrée, si apaisée, malgré le choc de le retrouver sur un fauteuil roulant et sachant qu’il perdait la vue.
Mais aussitôt qu’il parlait, la magie opérait, nous faisait un bien fou, nous emportait par sa douceur, son humour aussi, curieux contraste avec la fougue, la grandiloquence de Charles Berling.
Cela me rappelait le tournage du film «Le secret» où j’ai eu la chance de partager de sublimes moments avec lui, toujours très détaché, souriant, serein et balançant un trait d’humour très anglais avec un petit sourire narquois vers Noiret qui, gros ogre à la voix puissante, en faisait des tonnes pour raconter des histoires. Moments de charme, de plaisir que je garde précieusement en tête.
Et là, je retrouvais la même situation avec les deux personnages si diamétralement opposés que sont Jean-Louis et Charles

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D’abord, Jean-Louis qui, vue la situation, ne pouvait lire les textes qu’il disait, de la Fontaine à Baudelaire en passant par Prévert. C’était toujours juste, intime, malicieux, que ce soit dans la poésie pure ou dans l’humour, en passant par le tragique et l’absurde. A ses côtés, Charles crie, vociférait, se démenait sur de longs textes qu’il lisait, qu’il criait, trop peut-être, surtout en comparaison avec cette sérénité qui se dégageait de son compère.
Entre le calme de l’un et l’excitation de l’autre, il y avait une sacrée différence.
Un grand  moment d’émotion lorsque, le rideau se fermant, Trintignant nous dit les beaux mots de Ferré «Que sont mes amis devenus» et qu’il entama une longue litanie des êtres chers qu’il avait perdus, Marie bien sûr, Marcello, Serge Marquand et tant d’autres qui sont hélas la triste réalité des personnes qui atteignent ces âges et voient un à un partir ceux qu’ils aiment.
Mais le revoilà disant «Le déserteur» de Boris Vian si magnifiquement chanté entre autres par Mouloudji et qu’après avoir dit :
« Prévenez les gendarmes, que je serai sans arme et qu’il pourront tirer», un silence et il ajoute : «Prévenez les gendarmes que je serai en arme… et que je sais tirer»
Ovation d’un public totalement sous le charme et l’émotion d’un comédien exceptionnel, qui nous a offert un moment suspendu, hors du temps. Un moment rare qui restera dans nos souvenirs.
Souvenirs, pour moi, de rencontres magiques, pleines de courtoisie, d’intelligence, de simplicité, d’humour…
Salut l’artiste !

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Jacques Brachet