Les petites musiques de Sergio

Lioness Shape – Impermanence (Laborie Jazz)
Lioness Shape est un trio féminin qui a vu le jour en 2018 et qui sort son premier disque, chez Laborie Jazz. Ce trio est mené par la jeune Manon Chevalier, chanteuse, compositrice. Un nouveau groupe ça pique tout de suite la curiosité.
Après 10 ans d’études piano classique, solfège et chorale au conservatoire, Manon Chevalier se concentre sur la voix en passant une maîtrise de chant. Au cours d’un Master de musicologie elle découvre et s’éprend de la voix de Billie Holiday. On dit que ses influences premières sont l’indie pop, le rock progressif, et quelques autres. Bigre !
Elle s’entoure aux claviers de Maya Cros qui a étudié le piano classique au conservatoire d’Albi puis de Toulouse, où elle obtint le Diplôme d’Études Musicales en 2015. Puis elle étudie avec le  pianiste Denis Badault, qui entre autres dirigea l’ONJ (Orchestre National de Jazz) et s’oriente finalement vers le jazz et les musiques actuelles. Elle obtint en 2017 sa licence de musicologie jazz à l’université Toulouse Jean Jaurès et poursuivit ses études à l’Institut Supérieur des Arts de Toulouse.
Et à la batterie, qu’elle commence à 14 ans, trône Ophélie Luminati. Elle obtint son bac musique à 18 ans puis entra au conservatoire de Toulouse en batterie et en jazz. Elle intégra l’université du Mirail en musicologie jazz. A 22 ans elle obtint son DEM de jazz, ainsi que le prix de batterie à 25 ans. Elle joue dans différents groupes, tourne dans plusieurs pays et enregistre quelques disques.
Voici donc trois jolies jeunes musiciennes bardées de diplômes. Reste à faire de la musique.
Le titre « Impermanence » intrigue car c’est un mot peu employé ; rappelons  qu’il indique ce qui ne dure pas, la non éternité. Le concept d’impermanence occupe aussi une place centrale dans la pensée bouddhique. Ce pourrait être la description de la musique, qui ne dure que l’instant de l’écoute.
Le disque se compose de 10 morceaux écrits par Manon Chevalier, avec des paroles en anglais. Disons tout de suite qu’ils révèlent une compositrice intéressante, qui a déjà un style bien défini, personnel. Les morceaux sont bien construits, exécutés avec une bonne mise en place. C’est un groupe électrique avec une très bonne joueuse de claviers, une batteuse excellente avec une frappe sèche et puissante, plutôt rock que jazz : on peut se rendre compte de ses qualités sur « The Last Lullaby » avec un long solo très original. Côté style on est dans le jazz d’aujourd’hui, je dirais avec une tendance rock assez marquée, juste pour donner une petite idée.
La chanteuse possède une voix bien timbrée, avec du grain, restant sur une tessiture assez resserrée qu’elle exploite avec une parfaite maîtrise du chant. Elle a ce côté acidulé, parfois nonchalant de Amy Whinehouse ; surtout sur «The Last Lullaby». Le point faible c’est la diction, là il y a des progrès à faire. Mais la chanson est musique. Tous les thèmes sont joués en tempo lent ou médium.
Trois morceaux m’ont particulièrement retenu. « Blue Wooden Chair » avec de belles interventions de la claviériste et surtout un beau solo très sitar indien. Et aussi ce flirt avec le blues. « Self Reliance »  où l’on goûte des jolies mélodies répétitives au Fender. « The Last Lullabay », berceuse qui ne donne surtout pas envie de dormir. Elle démarre avec une longue introduction a cappella, puis le trio s’engage à fond sur des accords graves et laisse la batteuse s’exprimer seule jusqu’à la fin.
Le groupe est d’une belle fraicheur, il a son style, on y sent le plaisir de jouer.
Je voudrais maintenant faire quelques reproches à Laborie Jazz, en citant certains passages de leur présentation :
« Impermanence est un album dédié aux femmes. Un disque pour que les femmes soient plus que beauté et tranquillité. Pour qu’elles expriment leur art, et développent leur créativité. Pour qu’elles se rendent compte de cette force incroyable qu’elles ont en elles. Force qu’elles s’efforcent de réprimer chaque jour au nom de la beauté. » Qui lira rira ! Que pensent de ce discours les Féministes ? J’espère seulement que les musiciennes ne sont pour rien dans cette apothéose des déviations  contemporaines.
D’autant que le label ajoute ailleurs :
« Manon Chevalier trouve dans cette architecture une assise sur laquelle s’appuyer pour porter son discours et sa voix sur le Monde, sur la situation des Femmes, sur les violences d’aujourd’hui et sur ce qui nous construit chaque jour, l’écoute de l’un pour l’autre, l’amitié et le respect, l’amour. »
C’est grandiose ! Est-ce que vous entendrez tout ce fatras quand vous écouterez le disque ? Ah si Billie Holiday avait eu tous ces supports ! Hélas ! elle se contentait de chanter et de participer à l’invention du jazz.

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Philippe Crettien Nonet – The North African Suite ( (Philippe Crettien Music)
Philippe Crettien est né dans le Sud de la France. Il a surtout vécu en Afrique du Nord, en Angleterre, et aux Etats-Unis. Dès son plus jeune âge il a écouté des styles et des genres de musiques différents, ses parents étant mélomanes. Il a étudié le piano puis s’est concentré sur le saxophone alto pendant la période de ses études au Lycée Français de Londres. Suite à la découverte de John Coltrane, Wayne Shorter et Sonny Rollins il abandonne le saxophone alto pour le saxophone ténor.
Après une année en Musicologie à la Sorbonne et au C.I. M de Paris il étudie au Berklee College of Music et au New England Conservatory à Boston. Il obtient le diplôme BA du Berklee College of Music. Pour son premier contrat professionnel il est avec le Chanteur de Blues Mr. Jelly Belly.
Il fut l’un des protagonistes du succès des premiers festivals « Jazz is Toulon » dont il fut Directeur Artistique et Directeur des Ateliers du Festival de 1991 à 2000, ayant amené avec lui les Bostoniens avec lesquels il travaille et enregistre : Bill Lowe, John Medeski, Andy Jaffe, Mario Pavone, Bob Gullotti, Rick Pekham, et Dave Zinno. Philippe Crettien vit aux Etats-Unis où en plus de ses activités de musicien il est Directeur des orchestres de jazz et Directeur du Département Jazz du Conservatoire de Musique de la Rivers School à Weston (Massachussetts).
Au départ Philippe Crettien jouait du sax ténor avec un gros son et un engagement rentre-dedans, influencé par Coleman Hawkins entre autres. Depuis il n’a cessé d’évoluer pour arriver à cette maturité qui l’a vu s’engager sur les pas de Wayne Shorter et surtout de Warne Marsh, en gardant une sonorité ronde, puissante mais avec quelque chose de fragile, et parfois un son plus râpeux, plus angulaire. Une belle évolution dans l’écriture aussi, avec des arrangements soignés et personnels
Pour ce nouveau disque Philippe Crettien retrouve ses impressions d’adolescent en Afrique du Nord : le Maroc, l’Algérie, la Tunisie. Les parfums des marchés. Il dit qu’il a composé les 7 morceaux de ce disque en hommage à ces beaux paysages, à ces peuples chaleureux, et à leur riche culture. Pour ce faire il joue du ténor, du soprano ou encore de l’alto, et s’est entouré de Felipe Salles (fl), Tony d’Aveni (tp, flh), Clayton De Walt (tb), Bill Lowe (btb, tba), Patrick Mottaz (g), Géraldine Bergonzi (p), Sean Farias (b, eb), Mike Connors (dm).
D’emblée, sur « Marrakesh » on retrouve toutes les qualités du ténor, et le disque démarre fort avec une introduction très coltranienne, puis une promenade avec les solos de ténor, chaleureux ; trompette très fluide ; et trombone qui arrache.
Les arrangements sont remarquables, on y sent les influences bien digérées de Gil Evans et de Gunther Schüller (celui du Nonet de Miles Davis en 1949). Le Nonet de Crettien sonne comme un seul musicien. Mise en place, distribution des solos, tout est bien huilée avec une rythmique qui tourne à merveille. Les solos sont parfois enveloppés dans de subtils voicings, ou ponctués de petits riffs, ou tout simplement reposant sur la rythmique. De la belle ouvrage !
On se fera une idée de tout cela par exemple dans « Tipaza » particulièrement inspiré sur tempo lent, un gros son, des notes bien rondes de la contrebasse, un long solo tendre, émouvant et expressif au soprano par Philippe Crettien, suivi dans la même atmosphère par le trombone de Bill Lowe. « Blues for Valentin » s’appuie sur des réminiscences Bop, Quintettes Parker ou Gillespie, puis le cool vient s’y mélanger, on a affaire à un savant mélange de ces deux moments du jazz, à noter le solo de guitare. Un curieux morceau « Mistral » qui démarre sur un rythme de marche (rappelons qu’à ses débuts à la Nouvelle Orléans, les marches constituaient un des fonds du jazz ; retour aux racines), puis on quitte la marche pour la retrouver à la fin. La mélodie pas loin de celles de Henry Mencini (La Panthère rose), à noter un beau solo à la trompette bouchée (Sourdine Harmon)

Serge Baudot