En cette douce fin janvier se donnait sur la scène nationale Châteauvallon, «La Visite», pièce pour un personnage, jouée par Lolita Chammah et écrite pour elle par Anne Brest, toutes deux déjà bien ancrées dans le théâtre, le cinéma et la télévision.
Il s’agit d’une jeune femme qui vient d’accoucher d’un bébé, en l’occurrence une fille, et qui a invité des cousins du Canada de son mari pour leur présenter le bébé. Le public va représenter les amis, et la scène, le salon de réception. Cette petite salle du Baou, là-haut sur la colline, est l’écrin parfait pour cette pièce intimiste.
Le décor est on ne peut plus minimaliste : une moquette mauve recouvre le sol ; au fond, un mur orange coupé par une ouverture noire en son centre. L’espace scénique démarre sous les pieds des spectateurs, si bien qu’on se trouve intégrés dans le salon. La comédienne, en peignoir de satin (elle changera de costume au cours de la pièce), accueille les gens à la porte, quelques-uns lui remettent un paquet cadeau ou un bouquet de fleurs, qu’elle va déposer sur la scène côté jardin.
Elle remercie sans arrêt ses invités d’avoir fait sept heures en voiture pour venir voir son bébé, dit aux gens où déposer leur manteau, de s’installer au salon, leur offre du thé,
Nous sommes aux Etets-Unis, dans le Minesota. La mère est chercheuse en science cognitive, avec son mari, dans une prestigieuse université. Elle dit qu’il va bientôt arriver, mais qu’il a beaucoup de travail, les étudiants à s’occuper ; on comprend que le mari ne viendra pas. Cette mère parle avec un débit saccadé, ultra rapide, se répète sans arrêt, bouge sans cesse parcourant toute la scène. Un visage tendu, souffrant par moment, une agitation, des postures bizarres, comme lorsqu’elle se tord ses pieds avec ses haut-talons marquant ainsi son manque d’équilibre, parfois même on prend peur pour le bébé ; tout montre qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez elle.
On est à l’heure de la tétée, sa blouse bientôt se tachera de lait autour d’un sein.
Alors le dialogue est formidable, avec un humour grinçant, décapant, dérangeant, surtout pour les mères traditionnelles, ce dialogue va parcourir toutes les questions de l’enfantement, de la tradition immémoriale qui veut que la femme soit faite pour enfanter, dans la douleur, elle dit que non, que quand elle fait l’amour c’est pour le plaisir, pourquoi enfanter, comparaison avec les autres animaux dont parfois les mères tuent un enfant parce qu’elle ne peut pas le nourrir. Bref toutes les questions qu’une femme, et un homme aussi, il faut l’espérer, se posent devant la perduration du genre humain, le fait d’être mère, de l’avoir désiré ou non, pourquoi fait-on des enfants, et tout ce que cela comporte de privation de liberté, de dégradation corporelle, de travail, de soucis et j’en passe, et bien sûr en opposition le refus d’être mère. Sans oublier toutes les craintes sanitaires du monde d’aujourd’hui. Et tout cela déclaré sur le mode de la dérision.
Cette pièce est le fruit d’une résidence de création à Châteauvallon. Anne Berest, en plus d’une écriture flamboyante, rythmée sur un débit à la mitrailleuse de la parole, parcourt le thème d’une façon exhaustive, avec un brio et un humour décapant. Un texte écrit pour être « mis en bouche ». Vus les applaudissements et les rappels, on peut dire que le public a adhéré totalement. Public essentiellement féminin, et d’un âge certain ; les autres ne sont-ils pas intéressés par la naissance sur terre ?
Lolita Chammah habite ce personnage d’une façon époustouflante. Elle est cette mère plongée dans les affres du doute, des regrets, des questions existentielles, de la peur de l’avenir. Par le corps et la voix elle nous fait devenir cette mère en souffrance devant cette maternité qui l’angoisse, l’épouvante, l’ébranle, et qui peut-être aussi lui offrira une autre vie…
Serge Baudot