Toulon – Le Liberté, Scène Nationale
« Tu te souviendras de moi »

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On dit qu’en 2020 trois millions de personnes seront victimes de la maladie d’Alzheimer. On sait que cette maladie commence par une perte de mémoire progressive jusqu’à l’amnésie totale ; alors le malade ne reconnaît plus personne, n’est plus quelqu’un. Le dramaturge canadien François Archambault a eu le coup de génie d’écrire une pièce à propos de cette maladie, sans jamais la nommer ; il en montre l’évolution, le caractère dramatique, comment elle peut être cause de la destruction du couple ou/et de la structure familiale, mais avec un humour, voire un comique, décapant tout en respectant l’humanité des protagonistes. Il est vrai que lorsqu’on se trouve face à un de ces malades, avant que la perte de mémoire ne soit trop grave, moult situations, réparties à côté de la plaque, prêtent à rire, même si on s’en veut ensuite. Comme pour quelqu’un qui glisse, ou se prend un poteau dans la rue.
Dans « Tu te souviendras de moi », en ce mois d’octobre 2019, on a donc affaire à un professeur d’université, François Archambault, sublime Patrick Chesnais, aussi à l’aise dans ce rôle que dans un vieux chandail ; il est ce vieux professeur, physiquement, moralement, humainement. Il envahit la scène.
Première scène : un enregistrement pour une émission télé avec le professeur et sa femme, (Nathalie Roussel). Le professeur se vante de sa prodigieuse mémoire, sa femme le ramène à la réalité en aparté ; effets comiques bienvenus. Le sujet est posé.
Ensuite nous serons dans la maison du couple. Scénographie simple de Jean-Pierre Laporte, qui laisse toute la place aux comédiens, une sorte de cheminée côté cour, une méridienne côté jardin, et deux petits fauteuils au milieu. En arrière plan, le jardin, la nature, figurés par une haie de bambous. Chaque scène étant séparée par de judicieuses vidéos de Paulo Correia.
La pièce passe essentiellement par la parole, car c’est par la parole que se manifeste Alzheimer, quand le discours se met à dérailler.
On verra l’évolution de la maladie par les rapports du professeur avec sa femme, sa fille et son petit ami, puis plus tard avec une gamine qui va prendre toute la place.
Sa femme ,(délicieuse Nathalie Roussel), doit prendre un week-end de vacances afin de souffler un peu. Sa fille (également dans la vie, coruscante Emilie Chesnais), ne peut rester auprès de son père, elle est une journaliste qui doit partir en reportage. Son compagnon, (Frédéric de Goldfiem), chômeur, en retrait au début, va prendre petit à petit une place majeure dans cette famille, Il assurera la garde du vieux professeur; il faut dire qu’il vient après un autre amour, Michel ; d’où les confusions du père entre les personnages.

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Tout n’est pas si rose, en fait la mère est partie passer son week-end avec un amant rencontré sur internet. Elle finira par quitter son mari ; elle n’en peut plus. Elle veut vivre.
Patrick au départ, n’est pas très heureux de ce rôle. Happé par son virus du poker il confie la garde, moyennant salaire, à sa fille Nathalie, ‘éblouissante Mélissa Prat). Au départ elle se fiche de ce vieillard, ne le regarde même pas, toujours penchée sur son smartphone. Par les discours du professeur, ses questions, ses réflexions, un rapport affectueux va s’établir entre eux. Il va lui confier que son autre fille, Bérénice, s’est suicidée à 19 ans. Il va finir par prendre Nathalie pour Bérénice, celle-ci entre dans le jeu, et sera Nathalie-Bérénice, mais au fond le professeur n’est pas dupe. En définitive c’est l’amour des uns pour les autres qui les sauvent. On est emporté par l’émotion, par l’humanité des scènes.
La deuxième grande force de la pièce c’est qu’en dépit de ses « absences » le professeur va faire le bilan, lucide et très pessimiste, de notre époque : le trop d’information qui tue l’information, la folie des réseaux sociaux, la dictature du présent, sans le sens du passé par d’avenir, la disparition des espèces végétales et animales, l’état  de la planète, etc… Et puis la grande question qui nous taraude tous, ou presque, comment se conduire lorsqu’on devient conscient qu’on est atteint par cette maladie, et surtout va-t-on demander de nous faire disparaître quand toute mémoire sera éteinte ; le professeur est pour, mais dans une lueur de présent il avoue qu’au fond il aimerait rester encore.
Il faut saluer la mise en scène de Daniel Benoin, simple et d’une efficacité remarquable ; il nous fait entrer dans cette famille comme si nous en faisions partie.
Le public, dans sa majorité, était d’un âge plus que certain (dont moi-même), donc des gens forcément préoccupés par cette terrible maladie du nom d’Aloïs Alzheimer. Je n’ai pas souvenir qu’une troupe de comédiens ait recueilli au Liberté une telle longueur et une telle intensité d’applaudissements.
Hautement mérités.

Serge Baudot