Châteauvallon, scène nationale, accueillait en cette fin septembre la nouvelle mise en scène de Charles Berling « Vivre sa vie », adaptation libre du film éponyme de Jean Luc Godard de 1963. Certes avant toute chose il faut oublier le film et regarder la pièce telle qu’en elle-même. L’héroïne, Nana, fait bien sûr penser aussi à la Nana de Zola, prostituée elle aussi. D’autant que dès le générique on voit subrepticement deux portraits de Nana par Toulouse Lautrec.
On se rappelle le thème du film : une jeune femme, Nana, rêve de faire du théâtre et du cinéma. Mais pour vivre elle est obligée de se prostituer. Elle essaie en vain de s’extirper de cette condition dégradante, et finit par mourir par hasard d’une balle perdue.
D’entrée on est subjugué par l’espace scénique occupé de façon symétrique. Côtés cour et jardin une porte, un miroir auréolé d’ampoules façon loge de théâtre. Au fond, de part et d’autre, un escalier qui mène à une porte en hauteur. En fond de scène un immense écran miroir, qui va servir à tour de rôle, de miroir dans lequel se reflètent les images de la scène, d’écran sur lequel on projette des images, ou de miroir sans tain derrière lequel on voit se dérouler une scène, soit en trois dimensions, soit en ombres chinoises. En dessous une sorte de comptoir sur lequel sont disposés des livres, des verres et autres objets. Un espace, puis un long banc rouge. Au centre de la scène un carré doré. Le tout dans une atmosphère quelque peu années 20/30. La scénographie de Christian Fenouillat va prendre vie avec l’apparition des acteurs :
Hélène Alexandridis, Pauline Cheviller, Sébastien Depommier et Grégoire Léauté (également guitariste). Parfaits tous les quatre.
Deux hommes, deux femmes, chacun, chacune pouvant se travestir en l’autre sexe, sauf Nana – Pauline Cheviller – qui reste femme et tient le rôle principal. Et quel personnage. Elle joue toutes les facettes de la condition de la femme et de la féminité. Elle caracole, virevolte, saute, danse avec une légèreté de plume au vent, devient grave, et chante (elle a écrit la chanson ; elle est aussi à l’origine du projet). Elle tient la scène de bout en bout avec une énergie, une élégance et un art de la comédie qui laissent pantois.
Les hommes deviennent femmes, plus femmes que des vraies, et la femme homme plus masculin qu’un vrai. Travestissements érotiques et troublants. Miracles du théâtre et des acteurs.
La pièce est divisée en tableaux annoncés par des affiches sur l’écran, clin d’œil à Godard et au cinéma muet dans une subtile mise en abyme. On verra d’ailleurs des scènes de la Jeanne d’Arc de C.T. Dryer de 1928.
On n’a pas affaire à une construction linéaire mais à une suite de tableaux traversés par les différents personnages qui disent des textes pris chez Virginie Despentes, Marguerite Duras, Henrik Ibsen, Bernard-Marie Koltès, Grisélidis Réal, Sophocle, Frank Wedekind, Simone Weil.
Le thème de la pièce repose essentiellement sur la condition de la femme, le sexe, l’amour, la tendresse, l’exploitation par le travail et par la marchandisation du corps de la femme et du travailleur, les rapports humains selon les conditions sociales, la solitude, la place du langage par exemple quand Nana parle de plus en plus vite jusqu’a l’explosion du sens, ou encore cette tirade qui fait la démonstration que la logorrhée tue la pensée.
Certes, comme dans les films de Godard il y a des passages un peu abscons. Mais qui font réfléchir. C’est aussi un des rôles du théâtre.
Charles Berling fait preuve d’une magistrale direction d’acteurs, et d’une maîtrise absolue de tous ces éléments dans un montage époustouflant dans lequel on retrouve des ambiances du Cabaret de Bob Fosse, ou de Jérôme Savary. Il faut aussi noter la dramaturgie due à Irène Bonnaud, la lumière de Marco Giusti, sans oublier le maquillage, les costumes, la vidéo et la musique.
Le cinéma a tant emprunté au théâtre qu’il est un juste retour des choses que le théâtre emprunte au cinéma.
Serge Baudot