TOULON – THEÂTRE LIBERTE :
« De la vie – Lettres de la prison de Bursa »

Il s’agit d’un spectacle musical basé sur des textes de Nazim Hikmet, adapté, mis en scène par Genco Erkal, joué par lui-même et la divine Tülay Günal.
Décor sobre, on est dans un lieu qui peut être la cour de la prison, la cellule, une maison d’habitation, en fait le lieu qu’on veut en jouant sur les éclairages : simple et diaboliquement efficace. Dans l’arrière scène les deux musiciens, un pianiste et une violoncelliste, qu’un devine plutôt qu’on ne les voit, ce qui fait que toute l’attention se porte sur les deux personnages, et quel personnages !
La  pièce se divise en deux parties, la première concerne l’époque de la seconde guerre mondiale et les relations du poètes et sa femme Piraye, et la seconde les treize ans d’emprisonnement et l’exil. Deux parties également en ce qui concerne le langage : les textes sont dits parfois en français, parfois en turc, surtitrés. La langue turque repose sur l’harmonie vocalique, ce qui lui donne une grande douceur, une sorte de musicalité, assez proche de la nôtre. Tülay Günal, actrice et chanteuse, chante en turc. Elle possède une présence rare sur scène, qui fait que notre regard capte le moindre de ses mouvements, hiératique et élégante dans sa robe ou son long manteau couleur d’automne ; c’est un bonheur rare de la voir occuper toute la scène par un simple geste, un déplacement, une pose. Avec une voix chaude et grave, douce et consolante, une diction parfaite, une aisance époustouflante, elle bouleverse ou enchante par ses chansons, construites sur une très belle et prenante musique. Piano et violoncelle pour l’accompagner, rien d’autre n’aurait pu convenir. Le spectacle se déroule en monologues, dialogues, chants, sans aucun hiatus. Ça coule comme le temps qui passe.
Genco Erkal est extraordinaire. Il va, vient, monte, descend, se couche, saute, tombe à genoux. Sa voix grave et chaude, une voix de crooner, vous emporte dans les méandres de la vie du poète, dans son vécu qu’il vous fait partager. Il y a du drame, du malheur, de la douleur, de la nostalgie, de la mélancolie, mais aussi de l’espoir, de l’amour, l’amour de la femme, de la beauté des choses, de la nature. On est dans l’humaine condition, où malgré les guerres, les dictatures, les tortures, le meilleur de l’humain finit par triompher. La pièce se termine sur un chant d’espoir.

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Un grand moment : quand Genco Erkal tombe à genoux et dit d’une façon poignante le poème, popularisé par Yves Montand :

La plus drôle des créatures
Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d’épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau
Dans ses menues inquiétudes.

Comme la moule, mon frère,
Tu es comme la moule
Enfermée et tranquille.

Tu es terrible, mon frère,
Comme la bouche d’un volcan éteint.
Et tu n’es pas un, hélas,
Tu n’es pas cinq,
Tu es des millions.

Tu es comme le mouton, mon frère,
Quand le bourreau habillé de ta peau
Quand le bourreau lève son bâton
Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus drôle des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
Qui vit dans la mer sans savoir la mer.

Et s’il y a tant de misère sur terre
C’est grâce à toi, mon frère,

Si nous sommes affamés, épuisés
Si nous somme écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non …
… Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.

 Lisez Nazim Hikmet, il est l’une des plus importantes figures de la littérature turque du XX° siècle. Il nous parle d’aujourd’hui. Il naît en Grèce à Salonique en 1901, mais grandit à Istanbul. En 1922, il part à Moscou, fasciné par la révolution d’Octobre. Il retourne en Turquie mais est condamné en1938 à vingt-huit ans d’emprisonnement pour la publication, en 1936, d’un éloge de la révolte…Grâce à l’action de Jean-Paul Sartre, Pablo Picasso et Paul Robeson, il est libéré en 1950, mais sous la pression exercée par le gouvernement turc, il est forcé à l’exil et perd la nationalité turque. Il meurt à Moscou en 1963. Sa poésie est empreinte de la douleur de l’exil mais témoigne également d’un humanisme nouveau teinté d’espoir. Grand novateur, il fut l’un des premiers poètes turcs, avec Orhan Veli, à utiliser le vers libre, en faisant table rase des formes fixes traditionnelles.
Genko Ercal a mis en scène plus de 40 pièces et joué dans une soixantaine de spectacles en Turquie. On a pu le voir à différentes reprises en France : en 1993, il a interprété le personnage principal du « Nuage Amoureux »  de Nazim Hikmet, adapté et mis en scène par Mehmet Ulusoy, à la Maison des Cultures du Monde à Paris, et, la même année au Festival d’Avignon, où il a participé à la création de « Où vas-tu Jérémie ? » de Philippe Minyana, mise en scène par Edith Scob, repris en 1994 au Théâtre Gérard-Philippe de Saint-Denis. On a pu également le voir dans des festivals, dont « Sens interdits » au Théâtre des Célestins à Lyon en 2009.

Serge Baudot