De Gainsbarre à GAINSBOURG
Le temps passe… Les génies restent.
C’était il y a 30 ans et l’on perdait l’un des plus talentueux et prolifiques auteurs-compositeurs-chanteurs
C’est par Gréco, Zizi et Régine que j’ai découvert Serge Gainsbourg.
L’une chantait la sublime « Javanaise », l’autre le fameux « Elisa », la troisième les magnifiques « P’tits papiers ».
Si je n’aimais pas particulièrement le chanteur, j’aimais celui qui écrivait de si jolies chansons.
Puis la vague « yéyé » arrivant, il y ouvrit une brèche et s’y engouffra avec délectation et bien sûr, chacun voulut sa chanson. Prolixe et généreux, il écrivit donc pour Françoise Hardy, Dalida, Michèle Torr, Dani, Pétula Clark, France Gall… Toutes les femmes qui chantaient à l’époque – et même les autres ! – voulaient le chanter et il se fit une spécialité des actrices qui possédaient un brin de voix très ténu : Brigitte Bardot, Anna Karina, Catherine Deneuve, Isabelle Adjani, Mireille Darc, Vanessa Paradis, Jane Birkin et Charlotte Gainsbourg bien sûr. Il y a ajouté quelque beaux chanteurs comme Alain Chamfort, Claude François, Eddy Mitchell, Julien Clerc, Jacques Dutronc… Et j’en oublie.
Belle brochette à son palmarès !
Il traversa ainsi presque cinq décennies avec le succès que l’on sait et qu’on ne peut que saluer car dans le tas, il y a de véritables petits chefs d’œuvre, même s’il aimait proclamer que la chanson était un art mineur.
Si le chanteur ne m’affolait pas, l’homme, au fil des années, me déplut de plus en plus à force de provocations et de scandales qu’il aimait semer autour de lui. Il était toujours entre deux vins, sulfureux et provocant dans ses propos et dans ses gestes, quelquefois pervers, souvent grossier, toujours crade et je ne comprenais pas qu’une certaine élite puisse le trouver génial, même s’il faisait tout cela au second degré. Il y a des limites à tout et j’avoue que j’ai beau avoir de l’humour, je n’appréciais pas ce comportement grossier et vulgaire.
Les mains baladeuses sur Deneuve, la déclaration incendiaire à Witney Huston, les propos orduriers à l’égard de Béart ou de Catherine Ringer, le fameux billet brûlé devant la télé… Tout cela me faisait gerber et je ne voyais pas ce qu’il y avait de génial.
Bref, Gainsbourg était vraiment devenu Gainsbarre et je trouvais qu’il était dommage qu’un tel talent se galvaude ainsi et se pavane sous une aura ambiguë et malsaine par pur plaisir.
Je devais m’en rendre compte lors de notre première rencontre au Festival de Cannes 83.
Il venait présenter un film qu’il avait réalisé « Equateur » qui, à mes yeux, n’avait que peu d’intérêt, sinon, pour certaines – et certains ! – de découvrir un Francis Huster dans le plus simple appareil. Mais, à part de voir le zizi de la vedette, ce qui fit le scandale et la rigolade du jour, le film fut vraiment peu apprécié. Vite vu – malgré sa longueur ! – vite oublié. Mais il se trouvait alors que je connaissais l’attachée de presse du film qui me proposa une rencontre avec l’artiste. Difficile de dire non à Cannes lorsqu’on vous propose ce genre de choses. J’acceptai donc et rendez-vous fut pris à 10 heures au Majestic.
Lorsque j’arrivai et le demandai, un serveur me dit en souriant que je le trouverais au bord de la piscine, terminant une bouteille de Chivas… Intéressant, à 10h du matin !
Effectivement, il balbutiait avec la comédienne Dora Doll qui avait l’air fasciné et le… buvait des yeux !
Je me présentai, m’assis à côté de lui après qu’il m’eut ânonné de le faire. Je sentais qu’on allait s’amuser.
Cannes 1983
Ce fut surtout Dora Doll qui s’amusa car elle était morte de rire du soliloque auquel j’eus droit.
Après m’avoir dit que les journalistes étaient tous des cons qui n’avaient rien compris à son film, il ne m’en parla plus et partit, Dieu sait pourquoi, sur les rapports de Verlaine et
Rimbaud, pour glisser sur quelques appréciations salaces.
J’eus le malheur de lui demander pourquoi il avait filmé Huster nu en plongée la caméra tournant au-dessus du lit en faisant durer la scène. Il essaya de se mettre en colère mais dans son état d’ébriété c’était difficile. Il arriva d’abord à me dire que, comme les autres journalistes, j’étais un con et il me lança : «Pourquoi ? Vous n’aimez pas la b…te d’Huster ?» avant de partir dans une longue description de ses propres parties génitales en large… et en long ! J’ai vu le moment où il allait me prouver ses dires mais on en resta là de l’interview car, enregistrant tout, je pensais au travail que j’aurais à couper toutes ses onomatopées, ses phrases incompréhensibles et ses allusions croustillantes !
En fait, je finis par ne rien couper et passer les quelques minutes telles quelles de ce monologue «gainsbourien», au grand dam d’âmes sensibles qui écoutaient la radio et se déchaînèrent ! Mais j’eus d’autres réactions de gens qui passèrent un bon moment !
J’appris donc que ce film était tiré d’un roman de Simenon qu’on producteur lui avait balancé dans la gu…le. “Donc – me dit-il – ce n’était pas un coup de foudre puisque le roman s’intitule
“Coup de lune” ! J’avais le choix entre Francis Huster et Patrick Dewaere mais je dînais avec Dewaere la veille de sa mort… Donc plus de choix.
Mais je pense qu’Huster était plus pur dans mon propos”.
Par contre, lorsque j’eus le malheur de lui demander si, après avoir été auteur, compositeur, chanteur, photographe, réalisateur, il y avait une chose à laquelle il n’avait pas encore touché et qu’il aimerait faire, j’eus cette réponse qui restera dans mes annales… Si je puis dire !
“Vous voulez un scoop ? Des mecs ! Jusqu’ici je n’ai touché qu’à des gonzesses mais pas encore à des mecs… Quoique… Non, je vous dois la vérité, j’ai touché à des mecs mais ça ne m’a pas plu… Je crois que c’est définitif : je ne suis pas fou de la queue… à part la mienne
Ça, j’avais compris !
Et ce n’était pas tout à fait fini puisque, parlant de ses projets, il m’annonça le disque de Jane, celui d’Adjani, un double album pour lui et un autre projet de cinéma : “J’irai cracher sur vos tombes”. Enfin, un livre chez Gallimard : “Entre Genet et Gide… Vous saisissez ?!!
Deux “pèdes” !!!”
C’était décadent à souhait.
A la déception de Dora Doll, j’arrêtai là mon interview et je pensais que ce serait mon unique expérience avec ce poète maudit, aviné et obsédé.
Mais j’allais le rencontrer quelques années plus tard, en 1988, et après avoir eu le pire de Gainsbarre, j’allais avoir, à ma surprise, le meilleur de Gainsbourg.
Le chanteur avait repris le dessus sur le créateur et il partait dans une grande tournée à travers la France, entre salles combles et chapiteaux bondés et – chose unique – à chaque étape il avait décidé de recevoir les journalistes. Je n’étais pas bien chaud mais je ne pouvais passer à côté d’un tel événement.
J’aurais été le seul !
J’acceptai donc le rendez-vous et me retrouvai autour d’une table avec quelques autres journalistes varois. Une table où trônaient coca, jus de fruits et bouteilles d’eau. Je me disais que le monsieur allait être déçu. Et pourtant, lorsqu’il arriva, sourire en coin d’un côté, mégot en coin de l’autre, casquette de base-ball, après avoir salué tout le monde, il nous expliqua qu’il avait lui-même demandé ces rafraîchissements dans la mesure où il avait arrêté de boire pour la tournée et surtout parce que son médecin le lui avait fortement conseillé, vu le délabrement intérieur de son corps.
Il est donc à jeun, souriant et décontracté, chaleureux. Il nous dit sa joie de remonter sur scène, il y redécouvre des joies formidables, un public nombreux et vraiment acquis. Que demander de plus ? Après avoir un peu fait le tour de sa carrière, de ses chansons, il axe la conversation sur les enfants, sur les méfaits de cette drogue qu’il abhorre et fait tant de ravages. Dieu sait s’il n’a pas de leçons à donner sur l’alcool mais la drogue et les dealers lui font terriblement peur. D’un coup, on n’a plus un chanteur devant les yeux mais un homme, un père, qui parle de ses enfants avec tendresse, avec émotion, avec amour tout simplement.
Il nous dit de très belles choses et nous sommes suspendus à ses lèvres. On oublie tous de poser des questions, on écoute cet homme qui se révèle à nous, dépouillé de ses faux semblants, de ses masques, qui nous parle de sa vie de famille, un « pater » dans toute sa vérité, qui ne joue pas un rôle et même, nous pose des questions sur nos propres enfants. Il nous parle d’amour, de rigueur, d’autorité, à notre grande surprise car jamais on ne l’avait imaginé ainsi. On était à cent lieues de l’image sulfureuse qu’il se donnait. On découvrait vraiment Gainsbourg. Il était sincère et l’on se rendait compte que cet homme était avant tout pudique et cachait son émotion, sa timidité, ses complexes derrière cette carapace, ce personnage, qu’il s’était forgé de toutes pièces et qui lui faisait du tort, même s’il avait ses fans indéfectibles.
Une tendresse à fleur de peau qu’il n’exprimait que rarement et nous le rendait alors terriblement attachant. On avait trouvé la faille de cet homme qui, ce jour-là, se révéla à nous et, je peux l’avouer, qui nous épata et qu’à ce jour, je ne vis plus jamais comme avant.
Hélas, ce devait être de courte durée puisqu’il devait disparaître peu de temps après.
Je gardais le regret de l’avoir découvert trop tard mais cette rencontre, qui le réhabilitait à mes yeux, fut un très beau moment d’émotion.
Voici des extraits cette interview qui fut la seconde et la dernière qu’il me donna.
« Une tournée, Serge… Inattendu aujourd’hui ?
Je dirai tout de suite que ce n’était pas une nécessité commerciale mais comme je ne fais pas de parisianisme, j’estime que la province a autant le droit de voir mon spectacle. Et je le dis sans modestie, c’est une tournée triomphale. Historique, même…
N’ayons pas peur des mots !
La musique reste votre passion ?
C’est ma vie et c’est pourquoi je n’arrêterai jamais d’en faire. Mais j’aime aussi la peinture (je vais m’y remettre) la littérature (je prépare un livre), le cinéma (j’ai des projets)… Mais pour l’instant je suis pris par deux ans de musique entre la tournée, un nouvel album pour moi, pour Jane, pour Bambou et peut-être Anthony Delon…
Pourquoi tant de comédiennes ?
Parce que ce sont les plus belles, même si ce ne sont pas les plus belles voix du monde… Je ne suis pas « showbiz » mais « showman » et je choisis et agis sur des coups de cœur.
Il y a peu d’hommes !
Effectivement mais il y a Dutronc, le super-copain à qui j’ai fait des chansons pas dégueu… »
Et là, il fait une parenthèse pour parler de Thomas Dutronc, alors encore enfant qu’il adore et sur les enfants en général :
J’adore Thomas ! Je lui ai offert une peluche qu’il a appelée « Gainga ». Il l’a toujours. Je viens de lui offrir un flipper qui m’a coûté la peau du c.l ! Il travaille bien à l’école, tout comme Charlotte… Les enfants, c’est essentiel dans ma vie. Absent, ils me manquent très vite, mais ils ne m’oublient pas… Lulu vient souvent me voir en tournée… »
Et puis, chemin faisant, on en arrive à parler de la drogue qui était alors son cheval de bataille.
« Je suis un père et la drogue est quelque chose qui me préoccupe. Je suis extrêmement concerné par ce fléau qu’est la drogue dure… même si je pratique la drogue douce, mineure. Et si un jour quelqu’un venait à toucher à ça avec un de mes gosses, je le tue. Je veux mettre les enfants en alerte car j’ai une puissance, un impact médiatique que n’ont pas les politiques et je m’en sers pour ça…. »
Mais si aujourd’hui nous avons Gainsbourg devant nous, Gainsbarre n’est pas tout à fait absent et lorsque je lui demande ce qu’il aime le plus dans la vie, la réponse vient très vite, sans réfléchir, avec un regard vrillant, attendant la réaction :
B…er » !!! Mais à condition que ce soient de beaux lots… Brikin, Bardot, Bambou ne sont pas de mauvaises adresses ! » lance-t-il avec une certaine fierté.
Eh oui, chassez le naturel…. On le lui fait remarquer.
Il rit, fait la moue, baisse les yeux comme une jeune fille prise en faute :
« Mais non, je suis un très gentil garçon… Je suis resté un grand adolescent dans mon âme et je n’aime pas les rapports d’agression. Je n’aime pas les loups, je préfère les chiens… En fait, J’aime aussi les loups, c’est une belle race. Mais j’aime ceux qui ne mordent pas…
Et vous savez quelle est ma plante favorite ? C’est l’ortie. Elle est mal aimée alors elle se défend en piquant. C’est pourquoi dans ma chanson dédiée à Lulu, je lui demande de mettre des orties sur ma tombe… On est loin du saule de Musset ! »
Voilà toute l’ambiguïté d’un Gainsbourg à double face, insaisissable, blanc ou noir… Est-ce un signe de génie lui demande-t-on ?
Il rigole encore (Je l’ai rarement vu rire ou sourire autant !)
«Le génie ? Je ne sais pas si j’en ai mais, trente ans après je suis toujours là. C’est bien mais je ne crois pas que ce soit un hasard. Puisqu’on est dans les confidences, je crois vraiment être un gentil garçon, honnête, pas faux cul… J’ai toujours fait ce que j’aime et je peux dire que je ne me suis jamais emm…dé dans ce métier. J’ai toujours fait attention à ne pas me scléroser, me laisser aller dans le succès, et j’ai évolué sans cesse. Une carrière qui dure aussi longtemps, ce n’est pas anodin… Alors, faute de génie, je pense avoir du talent. J’aurai du génie – du moins on m’en trouvera – lorsque j’aurai cassé ma pipe… Et ce sera le plus tard possible, je ne suis pas pressé « .
Hélas le temps lui était déjà compté… et c’est vrai qu’aujourd’hui il en est beaucoup qui lui trouvent du génie …
Une fois de plus il avait raison !
Jacques Brachet