Alessandro BARICCO : La Jeune Épouse (Ed Gallimard)
Traduit de l’Italien par Vincent RAYNAUD
Avec le dernier livre d’Alessandro Barrico, nous entrons dans un univers déstabilisant à mi- chemin entre le fantastique et le philosophique, mais totalement libertin et jubilatoire.
Nous sommes en Italie, au début du XXème siècle, dans une riche famille d’aristocrates décadents. Il y a le père, la mère, la fille et l’oncle. Le fils vit à l’étranger.
Tous sont liés les uns aux autres dans un seul but : exorciser leurs peurs, remettre de l’ordre dans le monde et célébrer la vie en partageant des règles teintées de douce folie. Dans cet univers fantastique, apparait soudain une jeune innocente, arrivée le jour de ses dix huit ans, une dénommée « la Jeune épouse », promise au fils absent.
L’initiation de la nouvelle, aux valeurs de cette communauté se fera essentiellement par les corps, puisque depuis toujours, chacun initie l’autre à la sexualité …
Riches d’évocation, les secrets de famille volent en éclat !
Le lecteur, surpris mais charmé, ne sortira pas indemne de toutes ces épreuves. L’auteur se joue de lui. Avec finesse, l’écrivain s’introduit dans le récit ; il est tous les personnages à la fois, il a des apartés, change d’identité, raconte son travail de narrateur. De la complexité de cette structure, il restera néanmoins à la lecture des dernières pages, l’idée d’un hymne à la vie célébré dans la plus grande liberté.
A savourer, mais en cachette !
Frédérique DEGHELT : Libertango (Ed Actes Sud)
« Libertango » : à l’origine, le titre d’un morceau de musique joué par Astor Piazzolla, ensuite la naissance d’un chef d’orchestre d’exception, au final un roman captivant à la gloire du tango qui donne son rythme au cinquième livre de Frédérique Deghelt.
Luis Nilta-Bergo, à l’aube de ses quatre-vingts ans, immense personnage de cette œuvre, se révèle au cours d’une série d’interviews filmées, menées par Léa, une jeune et attachante journaliste.
Né en 1935, infirme moteur cérébral, rejeté par son père, écarté par sa mère, et détesté par sa sœur aînée, le futur jeune prodige ne trouve de salut qu’en écoutant le poste transistor de son père qu’il garde collé à l’oreille.
Enfant, Luis supporte ce rejet grâce à la musique. Jeune homme, à partir d’une rencontre de musiciens de rues, un formidable destin va s’ouvrir à lui. Car, si lui n’est pas conscient de ses aptitudes exceptionnelles, les autres décèlent le génie qui sommeille. Astor Piazzolla sera de ceux là. Un déclic au son du bandonéon fera le reste !
On parlera vraiment de révélation, lorsqu’il sera conduit dans la salle d’enregistrement d’un orchestre. Luis décide alors : peu importe le handicap, avec un bras hémiplégique ou pas, il dirigera un orchestre!
Les époques se succèdent alors : de pauvre et candide, quand il quitte sa famille, il finit ovationné quand il dirige l’Orchestre du Monde trente ans plus tard !
Le lecteur suit son parcours fait de persévérance et de volonté. Chacune de ses adresses correspond à une étape de sa vie. Après la chambre minable de Saint Germain, le voilà chef ébloui résident dans le Marais, puis maestro adulé au Champs de Mars et enfin marié à Émilie, violoncelliste, dans une maison d’exception sur une falaise face à l’Atlantique
Captivant, parce que riche de considérations sur la musique avec tout « ce qu’elle apporte de dimension mystique, initiatique, magique et presque surnaturelle » et du regard bienveillant de l’auteur sur le handicap, ce roman à l’écriture fluide nous emporte dans un tango bouleversant au bras d’un très grand chef d’orchestre.
Un grand moment d’humanité et de culture.
David FOENKINOS : Le mystère Henri Pick (Ed Gallimard)
Il se trouve à Crozon une petite bibliothèque originale où l’on peut déposer son manuscrit refusé par les éditeurs, condamné à dormir sur une étagère. A moins qu’une jeune éditrice de Grasset s’égare en ce lieu et découvre une pépite qui bouscule le monde littéraire parisien. Qui est cet Henri Pick voué à l’oubli, c’est l’enquête qu’elle va mener auprès de la famille et de l’entourage aidée d’un vieux journaliste sur le déclin qui va remuer les dessous des maisons d’éditions et faire apparaitre la véritable personnalité de cet oublié.
Les fidèles lecteurs de Foenkinos seront ravis de cette comédie littéraire sans prétention, drôle et bien tournée.
Nous sommes là dans une agréable fantaisie.
Jean-Marie LACLAVETINE : Et j’ai su que ce trésor était pour moi (Ed Gallimard)
Marc, un écrivain célèbre passe ses nuits au chevet de son aimée, Julia enfermée dans un coma profond. Pour la rappeler dans le monde des vivants, il va, avec la complicité d’une infirmière, tisser nuit après nuit un réseau de personnages, de couples, d’amants, dont certains leur ressemblent, d’enfants qu’ils n’auront pas ensemble.
Le premier mot du roman est « Je commence », le dernier aussi, mais que d’émotions entre les deux. La fin est elle-même, le commencement de nouvelles histoires
A travers ces histoires et les réflexions du narrateur, le lecteur devine que ces inventions romanesques sont le reflet de la réalité et éclairent les mystères qui entourent Julia.
Ici la fiction rejoint la vie.
C’est une belle histoire d’amour comme le suggère le titre, écrite dans une langue à la fois riche et précise, c’est aussi une réflexion sur le pouvoir de la littérature, Jean-Marie Laclavetine creuse le sillon déjà exploré dans « Première Ligne »; d’ailleurs on croise des personnages déjà rencontrés dans ce roman tel l’éditeur Cyril Cordouan, on revoit des lieux comme le Caminito, bar sur lequel règne Felipe, ainsi se poursuit la vie des personnages au gré des romans l
En résumé un roman assez complexe, un long monologue du narrateur qui nous livre ses rêves, ses désirs, ses craintes à travers ses histoires et une fin aussi belle qu’inattendue.
Aki SHIMAZAKI : Hôzuki (Ed Actes Sud)
Par petites touches délicates, l’auteur dévoile l’histoire de Mitsuko, mère célibataire et de son jeune fils Taro, métis et sourd-muet. Femme libre, elle a eu de nombreux amants dont Shoji qui lui a donné l’amour de la philosophie, elle qui n’a pas le moindre diplôme mais tient pourtant une librairie réputée pour la qualité et la diversité des ouvrages de philosophie proposés.
La visite inattendue d’une cliente fort élégante et distinguée accompagnée d’une petite fille, à la recherche de quelques titres bien précis pour son mari diplomate, déjà parti à Francfort, va bouleverser le quotidien bien rodé de Mitsuko. Une très forte amitié se noue immédiatement entre les deux enfants qui cherchent par tous les moyens à se retrouver alors que les mères restent très distantes ; Mitsuko entend bien ne rien changer à sa vie bien réglée, sa boutique et son « voyage d’affaires » tous les vendredis pour travailler comme entraîneuse dans un bar huppé et bien fréquenté. La cliente revient, insiste et sa curiosité insolite intrigue Mitsuko. L’imminence du départ de la jeune femme permettra une rencontre décisive, une éblouissante leçon d’amour et la révélation d’un lourd secret.
Court roman, délicat, volontairement lent pour amener le lecteur à savourer l’écriture simple et pleine de pudeur de l’auteur.
Roman moderne aussi car il confronte la tradition du monde ancien et le quotidien, c’est aussi un magnifique portrait de femme qui assume pleinement son fils handicapé ainsi que sa boutique qui peut signifier « prière », mais aussi cette belle fleur orange qui, dans le langage des fleurs, signifie « mensonge », cette fleur, hôzuki, associée au secret de la naissance de Taro.
Beaucoup d’émotion, de respect et de plaisir de lecture.
Isabelle SIAC : Le talent ou la vertu. (Ed Belfond)
Dans ce récit romancé et palpitant, l’auteure, très documentée nous offre une réflexion sur tout ce que le théâtre réveille de passions alors que la France se déchire au cœur de la Révolution. Nous sommes en 1789 et c’est à travers la vie de François Talma , l’un des plus talentueux acteurs de la Comédie française que l’on voit se rencontrer les plus grandes figures de la Révolution comme Danton, Robespierre ou le jeune Napoléon, un peu comme si on regardait l’histoire depuis les coulisses des théâtres nationaux. Les protagonistes s’aiment, se déchirent, se trahissent et le sang et la cruauté coulent partout
Le style est nerveux, précis, très enlevé, émaillé d’anecdotes qui rendent le récit vivant mais très touffu et parfois un peu trop documenté pour le néophyte.
Un excellent travail de divulgation romanesque.
Adam THIRLWELL : Candide et lubrique (Ed L’Olivier )
Tout d’abord le titre n’a pas de rapport avec le contenu du livre.
Quant à la couverture…
Le héros de « Candide et lubrique » est un jeune homme bien sous tous rapports. Marié à une jeune femme qu’il aime, ce garçon rêveur vit oisif chez ses parents et cultive l’image d’ex enfant prodige. Il se réveille un matin inconscient, nu après ce qu’il comprend une nuit de débauche auprès de sa meilleure amie ensanglantée, dans un hôtel inconnu et sans aucun souvenir. C’est là que l’histoire commence.
Libertinage, abus d’alcool, de drogue, tentative d’assassinat peut être, c’est le cauchemar !. Comment expliquer cette situation à sa femme, à sa famille ? Quelle suite donner pour ne pas être accusé de tentative de meurtre ?cS’en suivent une série de situations grotesques et irréelles où se côtoient la farce et le réalisme le plus noir.
Nous voilà en plein dans les pensées du narrateur qui divague d’une idée à l’autre, saute du coq à l’âne, nous étourdit de paroles confuses, d’états morbides et absolument irréels. Difficile de le suivre dans ses élucubrations afin de tout expliciter et de ne jamais étonner les siens qu’il manipule à son gré afin de faire passer son oisiveté, sa décadence, sa perte des normes pour des actions géniales. On est en plein délire et ce n’est qu’assauts grotesques. Tout nous sera servi, hold-up au pistolet à eau, frasques sexuelles, on ne comprend pas grand-chose à un tel état d’esprit !
Néanmoins nous dirons que l’écriture est dithyrambique, que l’auteur est prolixe, que rien ne lui fait peur pour être original et vouloir épater son lecteur. Épater ou au contraire l’inciter à s’extraire de ce cauchemar.
A recommander à des lecteurs qui s’ennuient ou amateurs de farfelu et de pantalonnade lourdingue
Max GENEVE : Le voyage de Monsieur de Balzac à Turin : (Ed Safran)
Ce roman est une courte parenthèse dans la vie de Balzac et met en scène l’écrivain ruiné qui s’apprête à partir pour Turin afin de rendre service à des amis en rencontrant les Visconti dans le but de régler un problème d’héritage. Voilà notre homme lancé sur les routes du sud à bord de sa calèche, accompagné d’un jeune page, en fait une jeune femme Caroline Malbouty, abandonnée par son mari et qui a écrit pour sa gazette. Belle aubaine pour lui pour passer d’agréables moments en espérant ses faveurs sinon son cœur..
Nous profitons donc du voyage, du passage des Alpes, de la visite des palais et jardins, des rencontres princières et des relations singulières des deux héros. Peu d’intrigues mais une vision de l’époque très réelle entre jeu et sérieux, et en fait, du rôle primordial de la jeune femme en train de s’affranchir
C’est un roman, bien qu’on se demande au départ s’il s’agit de l’histoire ou d’une fiction. Bien bâti, avec plein de retours sur la vie tumultueuse de Balzac et un aperçu très authentique sur les débuts de l’émancipation de la femme qui ouvre bien des perspectives sur ce XIX° siècle en évolution.
Bernhard SCHLINK : La femme sur l’escalier (Ed Gallimard)
Quand un grand avocat allemand découvre par hasard en Australie, le tableau d’un grand peintre, montrant une femme nue sur un escalier, il annule son retour, décide d’entreprendre des recherches, de comprendre pourquoi le tableau se trouve dans ce musée et d’en retrouver le modèle .
Dans sa jeunesse il s’était trouvé mêlé à une guerre d’ego entre un puissant industriel et un peintre de grand renom à propos de ce tableau représentant la femme de l’industriel. Il en était évidemment tombé amoureux .
Apprenant qu’elle vit sur une île quasiment déserte, il part aussitôt à sa recherche et la redécouvre vivant dans la plus grande sobriété, dévouée auprès des plus démunis de son île.
C’est un roman à deux voix et un portrait de femme fondamentalement indépendante, libre de ses gestes, qui n’a aucune illusion sur les ambitions des hommes et leur besoin de domination .
Il n’y a pas de cadavre mais c’est pourtant un vrai roman policier par les recherches engagées, les mystères rencontrés, les interrogations posées, le suspense que l’auteur laisse planer avec talent tout au long de l’histoire .
Bernhard Schlink écrit un roman de 255 pages sur la mesure du temps, les hasards et les petites défaites de la vie, ses échecs et ses illusions .
C’est surtout un très beau portrait de femme
Georges BRAU ; Entre deux feux (Ed Eaux Troubles)
L’auteur nous emmène au cœur du conflit qui frappe la Syrie depuis le début de la décennie.
Paul, agent de la DSGE se lance dans une odyssée effarante, dans un pays en ruines où plus aucune règle que celle du plus fort ne s’applique et démonte les contradictions des parties prenantes y compris son pays. Il a pour mission de ramener des preuves irréfutables de l’utilisation d’armes chimiques par le gouvernement de Bachar el Assad.
Arrivé au Liban en sous- marin, il accoste sur une plage en compagnie de commandos marines français. Puis il est pris en charge par Zora, jeune chrétienne, qui lui fait traverser le Chouf, région du Liban. Périple sous haute tension qui conduira l’ancien para à cohabiter avec l’armée de Libération et ses alliés djihadistes, puis avec les forces gouvernementales et leurs conseillers russes. Rencontres périlleuses avec toutes sortes de personnes, réfugiés, voleurs, assassins jusqu’au trafiquant de gaz sarin.
Même si cet ouvrage est une fiction, on sait que l’auteur de par ses expériences et ses relations a apporté beaucoup d’éléments réels : l’actualité de la guerre en Syrie, le djihad, les attentats sont des sujets quasi quotidiens. Bien qu’en retraite, l’auteur semble être plus que jamais au fait de cette terrible actualité.
Ce roman-témoignage, qui fait écho à l’actualité, ce qui le rend poignant, nous plonge dans les nébuleuses interventions de la DGSE et les imbroglios géopolitiques auxquels les hommes de l’ombre sont confrontés.
Eliane SERDAN; La ville haute (Ed Serge Safran)
Arrivée dans le sud de la France, par un hiver glacé en 1956, une petite fille de neuf ans découvre une vie triste et étriquée dans une ville vieille, aux abords hostiles. Quel changement par rapport au soleil du Liban, à la vie aisée et aux rires complices de son cousin Fabio. Revenant de l’école un soir d’automne pluvieux elle s’égare et se réfugie sous un porche puis entre dans une maison cossue où vit un homme seul, étranger lui aussi. Le cœur gros elle va s’épancher en parlant de son ami d’enfance Fabio qu’elle sait ne plus revoir.
Pour l’homme c’est le choc car la fillette ressemble aussi bien par le visage que par l’âge à la petite Anouche, fille de sa nourrice arménienne. Il a assisté, impuissant, à l’enlèvement de son amie d’enfance ; la vue du sang et son cri de détresse le hantent encore. En réponse aux confidences de la petite, il raconte ces moments tragiques sans prendre conscience de la fragilité de l’enfant.
Le texte est assez sombre vu le sujet qui évoque aussi le génocide arménien. Ecriture facile, sobre avec beaucoup de pudeur. Rencontre de deux êtres d’age et de condition différents qui en exil cachent le même chagrin: le pays leur manque, les amis ,l’insouciance aussi.
L’enfant, libanaise, cherchera à échapper à la solitude et l’adulte, arménien, aura la possibilité de se libérer de son lourd passé.